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Admettez qu’un homme se promenant à travers cette ville, n’en voie que la réalité, qu’en serait-il, croyez-vous, du « Mill dam »[1] ? S’il nous rendait compte des réalités vues là, nous ne reconnaîtrions pas l’endroit dans sa description. Regardez une chapelle, un palais de justice, une geôle, une boutique, une habitation, et dites ce qu’est vraiment cette chose devant un regard sincère, ils tomberont tous en pièces dans le récit que vous en ferez. Les hommes estiment que la vérité s’est retirée, aux confins du système, derrière la plus lointaine étoile, avant Adam et après le dernier homme. En l’éternité réside, oui-da, quelque chose de vrai et de sublime. Mais tous ces temps, lieux et circonstances-ci sont maintenant et ici. Dieu lui-même est au zénith au moment où je parle, et ne sera jamais plus divin au cours de tous les âges. Et c’est seulement à la perpétuelle instillation comme imbibaison de la réalité qui nous environne que nous devons d’être aptes à saisir tout ce qui est sublime et noble. L’univers répond constamment et dévotement à nos conceptions ; que nous voyagions vite ou lentement, la voie est posée pour nous. Employons donc nos existences à concevoir. Le poète ou l’artiste jamais encore n’eut si beau et si noble dessein que quelques-uns de sa postérité au moins ne puissent accomplir.

Passons un seul jour avec autant de mûre réflexion que la Nature, et sans nous laisser rejeter de la voie par la coquille de noix et l’aile de moustique qui tombe sur les rails. Levons-nous tôt et jeûnons, ou déjeunons, tranquillement et sans trouble, qu’arrive de la compagnie et s’en aille la compagnie, que les cloches sonnent et les enfants crient, – résolus à en faire un jour. Pourquoi se rendre et s’abandonner au courant ? Ne nous laissons pas renverser et engloutir dans ce terrible rapide, ce gouffre, qu’on appelle un dîner, situé dans les bancs de sable méridiens. Résistez à ce danger et vous voilà sauf, car le reste de la route va en descendant. Les nerfs d’aplomb, la vigueur du matin dans les veines, passez auprès, les yeux ailleurs, attaché au mât comme Ulysse. Si la locomotive siffle, qu’elle siffle à en perdre la voix pour sa peine. Si la cloche sonne, pourquoi courir ? Nous réfléchirons à quelle sorte de musique elles ressemblent. Halte ! et là en bas faisons jouer nos pieds et se frayer un chemin à travers la fange et le gâchis de l’opinion, du préjugé, de la tradition, de l’illusion, de l’apparence, cette alluvion qui couvre le globe, à travers Paris et Londres, à travers New York et Boston et Concord, à travers Église et État, à travers poésie et philosophie et religion, jusqu’à ce que nous atteignions un fond solide, des rocs en place, que nous puissions appeler réalité, et disions : Voici qui est, et qui est bien ; sur quoi commencez,

  1. Centre du village de Concord, où les habitants se réunissaient pour bavarder.