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pièce de monnaie dans une cuvette, toute la terre au-delà de l’étang semblait une mince croûte isolée et mise à flot rien que par cette simple petite nappe d’eau intermédiaire, et cela me rappelait que celle sur laquelle je demeurais n’était que la terre sèche.

Quoique de ma porte la vue fût encore plus rétrécie, je ne me sentais le moins du monde à l’étroit plus qu’à l’écart. Il y avait suffisante pâture pour mon imagination. Le plateau bas de chênes arbrisseaux jusqu’où s’élevait la rive opposée de l’étang, s’étendait vers les prairies de l’Ouest et les steppes de la Tartarie, offrant place ample à toutes les familles d’hommes vagabondes. « Il n’est d’heureux de par le monde que les êtres qui jouissent en liberté d’un large horizon », disait Damodara, lorsque ses troupeaux réclamaient de nouvelles et plus larges pâtures.

Lieu et temps à la fois se trouvaient changés, et je demeurais plus près de ces parties de l’univers et de ces ères de l’histoire qui m’avaient le plus attiré. Où je vivais était aussi loin que mainte région observée de nuit par les astronomes. Nous avons coutume d’imaginer des lieux rares et délectables en quelque coin reculé et plus céleste du système, derrière la Chaise de Cassiopée, loin du bruit et de l’agitation. Je découvris que ma maison avait bel et bien son emplacement en telle partie retirée, mais à jamais neuve et non profanée, de l’univers. S’il valait la peine de s’établir en ces régions voisines des Pléiades ou des Hyades, d’Aldébaran ou d’Altaïr, alors c’était bien là que j’étais, ou à une égale distance de la vie que j’avais laissée derrière, rapetissé et clignant de l’œil avec autant d’éclat à mon plus proche voisin, et visible pour lui par les seules nuits sans lune. Telle était cette partie de la création où je m’étais établi :

« There was a sheperd that did live,
And held his thoughts as high
As were the mounts whereon his flocks
Did hourly feed him by.[1]. »

Que penserions-nous de la vie du berger si ses troupeaux s’éloignaient toujours vers des pâturages plus élevés que ses pensées ?

Il n’était pas de matin qui ne fût une invitation joyeuse à égaler ma vie en simplicité, et je peux dire en innocence, à la Nature même. J’ai été un aussi sincère adorateur de l’Aurore que les Grecs. Je me levais de bonne heure et

  1. « Il était, une fois, un berger
    Qui tenait ses pensées aussi hautes
    Qu’étaient hauts les monts où ses troupeaux
    D’heure en heure allaient le nourrissant. »