Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/249

Cette page a été validée par deux contributeurs.

même fenêtre mes yeux se porteront là sur l’eau de Walden d’un pur vert de mer, reflétant les nuages et les arbres, et faisant monter ses évaporations dans la solitude, sans trace que jamais homme y fût. Peut-être entendrai-je un plongeon solitaire rire en plongeant et en nettoyant sa plume, ou verrai-je un pêcheur isolé en son bateau, tel une feuille flottante, regarder sa silhouette réfléchie dans l’onde, là où hier cent hommes travaillaient en sûreté.

C’est ainsi, semble-t-il, que les habitants en sueur de Charleston et la Nouvelle-Orléans, de Madras, Bombay et Calcutta, se désaltèrent à mon puits. Le matin je baigne mon intellect dans la philosophie prodigieuse et cosmogonique du Bhagavad-Gîta, depuis la composition duquel des années des dieux ont passé, et en comparaison de quoi notre monde moderne et sa littérature semblent chétifs et vulgaires ; et je me demande s’il ne faut pas référer cette philosophie à un état antérieur d’existence, tant le sublime en est loin de nos conceptions. Je dépose le livre pour aller à mon puits chercher de l’eau, et, voyez ! j’y rencontre le serviteur du brahmine, prêtre de Brahma, Vichnou et Indra, du brahmine encore assis en son temple sur le Gange, à lire les Védas, ou qui demeure à la racine d’un arbre avec sa croûte et sa cruche d’eau. Je rencontre son serviteur venu tirer de l’eau pour son maître, et nos seaux, dirait-on, tintent l’un contre l’autre dans le même puits. L’eau pure de Walden se mêle à l’eau sacrée du Gange. Les vents sont-ils favorables qu’elle vogue passé l’emplacement des îles fabuleuses d’Atlantide et des Hespérides, accomplit le périple d’Hannon, pour, flottant plus loin que Ternate et Tydore, et l’entrée du Golfe Persique, fondre dans les brises tropicales des mers indiennes, et débarquer dans des ports dont Alexandre ne fit qu’entendre les noms.