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grave méditation. Je crois approcher de la fin. Laisse-moi seul, donc, un instant. Mais pour ne pas nous retarder, tu bêcheras à la recherche de l’appât pendant ce temps-là. Il est rare de rencontrer des vers de ligne en ces parages, où le sol n’a jamais été engraissé avec du fumier ; l’espèce en est presque éteinte. Le plaisir de bêcher à la recherche de l’appât équivaut presque à celui de prendre le poisson, quand l’appétit n’est pas trop aiguisé ; et ce plaisir, tu peux l’avoir pour toi seul aujourd’hui. Je te conseillerais d’enfoncer la bêche là-bas plus loin parmi les noix-de-terre, là où tu vois onduler l’herbe de la Saint-Jean. Je crois pouvoir te garantir un ver par trois mottes de gazon que tu retourneras, si tu regardes bien parmi les racines, comme si tu étais en train de sarcler. À moins que tu ne préfères aller plus loin, ce qui ne sera pas si bête, car j’ai découvert que le bon appât croissait presque à l’égal du carré des distances.

L’Ermite seul. – Voyons ; où en étais-je ? Selon moi j’étais presque dans cette disposition-ci d’esprit ; le monde se trouvait environ à cet angle. Irai-je au ciel ou pêcher ? Si je menais cette méditation à bonne fin, jamais si charmante occasion paraîtrait-elle devoir s’en offrir ? J’étais aussi près d’atteindre à l’essence des choses que jamais ne le fus en ma vie. Je crains de ne pouvoir rappeler mes pensées. Si cela en valait la peine, je les sifflerais. Lorsqu’elles nous font une offre, est-il prudent de dire Nous verrons ? Mes pensées n’ont pas laissé de trace, et je ne peux plus retrouver le sentier. À quoi pensais-je ? Que c’était une journée fort brumeuse. Je vais essayer ces trois maximes de Confucius ; il se peut qu’elles me ramènent à peu près à l’état en question. Je ne sais si c’était de la mélancolie ou un commencement d’extase. Nota bene. L’occasion manquée ne se retrouve plus.

Le Poète. – Et maintenant, Ermite, est-ce trop tôt ? J’en ai là juste treize tout entiers, sans compter plusieurs autres qui laissent à désirer ou n’ont pas la taille ; mais ils feront l’affaire pour le menu fretin ; ils ne recouvrent pas autant l’hameçon. Ces vers de village sont beaucoup trop gros ; un vairon peut faire un repas dessus sans trouver le crochet.

L’Ermite. – Bien, alors, filons. Irons-nous à la rivière de Concord ? Il y a là de quoi s’amuser si l’eau n’est pas trop haute.


Pourquoi précisément ces objets que nous apercevons créent-ils tout un monde. Pourquoi l’homme a-t-il justement ces espèces d’animaux pour voisins ; comme si rien autre qu’une souris n’eût pu remplir cette lézarde ? Je soupçonne Pilpay & Cie[1] d’avoir soumis les animaux à leur meilleur

  1. Pilpay, philosophe hindou, sous le nom duquel ont été recueillies des fables de très anciennes sources.