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les années plus rude et plus indifférent. Peut-être ces questions ne se traitent-elles que dans la jeunesse, comme, en général, on le croit de la poésie. Mon action n’est « nulle part », mon opinion est ici. Malgré quoi je suis loin de me regarder comme l’un de ces privilégiés auxquels le vieux Ved fait allusion lorsqu’il dit que « celui qui a une foi sincère en l’Être Suprême Omniprésent peut manger de tout », c’est-à-dire, n’est pas tenu de s’enquérir de la nature de ses aliments, ou de la qualité de celui qui les prépare ; et même en leur cas faut-il observer, comme un commentateur hindou en a fait la remarque, que le Védant limite ce privilège au « temps de détresse ».

Qui n’a pas tiré parfois de sa nourriture une inexprimable satisfaction dans laquelle l’appétit n’entrait pour rien ? J’ai frémi à la pensée que je devais une perception mentale au sens communément grossier du goût, que j’avais été inspiré par la voie du palais, que quelques baies mangées par moi sur un versant de colline avaient nourri mon génie. « L’âme n’étant pas maîtresse d’elle-même », déclare Thseng-tseu, « l’on regarde, et l’on ne voit pas ; l’on écoute, et l’on n’entend pas ; l’on mange, et l’on ignore la saveur du manger. » Celui qui distingue la vraie saveur de ses aliments ne peut jamais être un glouton ; celui qui ne la distingue pas ne peut être autre chose. Un puritain peut aller à sa croûte de pain bis avec un aussi grossier appétit que jamais un alderman à sa soupe à la tortue. Non que la nourriture qui entre dans la bouche souille l’homme, mais l’appétit avec lequel on la mange. Ce n’est ni la qualité ni la quantité, mais la dévotion aux saveurs sensuelles ; lorsque ce qui est mangé n’est pas une viande appelée à soutenir notre animal, ou à inspirer notre vie spirituelle, mais un aliment pour les vers qui nous possèdent. Si le chasseur montre du goût pour la tortue de vase, le rat musqué et autres friands gibiers de ce genre, la belle dame se permet d’aimer la gelée faite d’un pied de veau, ou les sardines d’au-delà des mers, et les voilà quittes. Lui s’en va au réservoir du moulin, elle à son pot de confitures. Le miracle c’est qu’ils puissent, que vous et moi puissions, vivre de cette sale existence gluante, manger et boire.

Notre existence entière est d’une moralité frappante. Jamais un instant de trêve entre la vertu et le vice. La bonté est le seul placement qui ne cause jamais de déboires. Dans la musique de la harpe qui vibre autour du monde c’est l’insistance à cet égard qui nous pénètre. La harpe est le solliciteur voyageant pour la Compagnie d’Assurances de l’Univers, qui recommande ses lois, et notre petite bonté est toute la prime que nous payons. Si le jeune homme à la fin devient indifférent, les lois de l’univers ne sont pas indifférentes, mais sont à jamais du côté des plus sensitifs. Écoutez le reproche dans le moindre zéphyr, car sûrement il est là, et bien infortuné qui ne l’entend