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Moins de fréquence certainement suffirait pour toutes les communications importantes et cordiales. Voyez les jeunes filles dans une fabrique, – jamais seules, à peine en leurs rêves. Il serait mieux d’un seul habitant par mille carré, comme là où je vis. La valeur d’un homme n’est pas dans sa peau, pour que nous le touchions.

J’ai ouï parler d’un homme perdu dans les bois, mourant de faim et d’épuisement au pied d’un arbre, et dont l’abandon trouva un soulagement dans les visions grotesques qu’en raison de la faiblesse physique son imagination malade créa autour de lui, visions qu’il prit pour la réalité. Tout aussi bien, en raison de la santé et de la force tant physiques que mentales, pouvons-nous recevoir l’encouragement continu d’une égale société, mais plus normale et plus naturelle, et arriver à savoir que nous ne sommes jamais seuls.

J’ai de la compagnie tant et plus dans ma maison ; surtout le matin, quand il ne vient personne. Laissez-moi suggérer des comparaisons, afin que quelqu’une puisse donner une idée de ma situation. Je ne suis pas plus solitaire que le plongeon dans l’étang et dont le rire sonne si haut, ou que l’étang de Walden lui-même. Quelle compagnie ce lac solitaire a-t-il, je vous le demande ? Et cependant il n’a pas de « papillons noirs », mais des papillons bleus en lui, en l’azur de ses eaux. Le soleil est seul, sauf en temps de brume, où parfois l’on dirait qu’il y en a deux, dont l’un n’est qu’un soleil pour rire. Dieu est seul, – mais le diable, lui, est loin d’être seul ; il voit grand-compagnie ; il est légion. Je ne suis pas plus solitaire qu’une simple molène ou un simple pissenlit dans la prairie, ou une feuille de haricots, une oseille, un taon, un bourdon. Je ne suis pas plus solitaire que le Mill Brook[1], ou une girouette, ou l’étoile du nord, ou le vent du sud, ou une ondée d’avril, ou un dégel de janvier, où la première araignée dans une maison neuve.

Je reçois de temps à autre, au cours des longs soirs d’hiver, quand la neige tombe épaisse et que le vent hurle dans les bois, la visite d’un vieux colon et propriétaire originel, qui passe pour avoir creusé l’étang de Walden, et empierré, et bordé de bois de pins ; qui me raconte les histoires du vieux temps et de l’éternité neuve ; et nous nous arrangeons tous deux pour passer une soirée de bonne et franche gaieté, en devisant plaisamment sur ses choses, même sans pommes ni cidre, – un ami d’on ne peut plus grande sagesse et d’esprit on ne peut plus fin, que j’aime fort, qui se tient plus discret que firent

  1. Mill Brook, nom du ruisseau qui traverse Concord.