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maître, qui flottait comme une huile, comme une réminiscence platonicienne, sur l’attention et la fumée du salon où il parlait. Par delà la main-d’œuvre du livre, sa songerie remonte dans l’âme de quelque enlumineur d’autrefois : sous les doigts patients s’était déposée une vie, ruche pleine de miel, avec son labeur et les fleurs fraîches des jours successifs, déposée dans quelque Livre d’Heures où tout, vermillon, bleu et blanc, miniatures frêles, notes de musique, exhalait la vérité, la beauté du verbe qu’elle formulait.

Régression, plus loin, vers le caractère chinois, l’hiéroglyphe, les mots du « grimoire », tout ce qui, dans l’écriture, atteste une vie propre, exclusive de la parole, se suffisant à elle-même. Ainsi le Livre, au sens oriental, comme celui que mange Saint-Jean, le Livre, Bible ou Coran, ossifié en absolu, est un vaste et unique hiéroglyphe. Il semble que Mallarmé, bien qu’il ait proclamé « une piété aux vingt-quatre lettres », ait on ne sait quelle tendance à s’évader de l’alphabet phénicien et phonétique, celui des marchands et des voyageurs, frère et image de cette monnaie qu’il suffirait, pour parler aux hommes, de leur mettre dans la main.

Pour ce mystique de l’écriture, le livre forme le symbole équivalent de tout. Ou plutôt ce n’est pas le livre qui figure le symbole de tout, c’est le reste qui de plus ou moins loin symbolise le livre. Aux jeunes littérateurs qui furent, un moment, fascinés par l’éclat de quelques bombes, il répétait : La vraie bombe c’est le Livre. Sa représentation du livre vivant est à tendance étrangement hallucinatoire. Une poésie trop matérielle, procédant autrement par allusion et suggestion, construisant un palais de pierre visible, ferait que les « pages se refermeraient mal[1] ». Revendiquant pour les écrivains d’aujourd’hui les droits d’auteur sur les classiques, il écrit : « La trouvaille est curieuse de cet or miroitant ainsi que la richesse comprimée à leur tranche

  1. Divagations, p. 245.