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un espace moindre que le blanc, l’emploi est très souple. Le point d’exclamation ne se place pas à la fin de la phrase, mais il porte sur un mot, dans la phrase même, un mot qui, par lui, signale l’arrêt ou l’appui. « Malice un peu ample, et drôle ! dont nous sommes plusieurs nous souvenant[1]. » « Ainsi lancé de soi le principe qui n’est — que le Vers ! attire non moins que dégage pour son épanouissement… les mille éléments de beauté[2]. »

J’ai appelé Mallarmé un prose-libriste. La ponctuation est une part, libre elle-même, de cette prose libre. Elle transmet le reflet que le mot, pierrerie, échange avec les pierreries voisines. Elle accentue ce caractère de la prose mallarméenne qui la fait répugner à la lecture à haute voix : elle n’exerce pas, pour la voix, une fonction oratoire de distribution et de repos, mais elle note le rythme intérieur de la pensée, comme une musique de marche.

La réflexion de Mallarmé — et le problème de la ponctuation est ici bien dépassé — porte en définitive sur ce point : Doit-on écrire comme on parle ? Cette question a toujours été résolue dans le sens affirmatif. Il faut écrire, nous dit-on unanimement, sinon comme on parle, du moins comme on devrait parler. Et aujourd’hui on semble pousser assez loin la logique de cette attitude. On demande à l’orthographe d’être phonétique. Le vers libre s’est constitué contre ce qui, dans la poésie régulière, n’existe pas pour l’oreille. Les poètes lyriques veulent non plus seulement être lus, mais surtout être récités, requièrent des « salons ». L’écriture paraît ramenée, avec plus de précision, à sa condition docile de signe.

Doit-on écrire comme on parle ? s’est demandé Mallarmé. Et il est peut-être le seul qui entièrement, consciemment et sur toute la ligne, ait répondu : Non. Il y mit d’autant plus d’héroïsme qu’il était un des plus merveilleux parleurs de son temps, et que parler de la plume (il montra qu’il s’y entendait) l’eût affranchi de gagner

  1. Divagations, p. 224.
  2. Divagations, p. 226.