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égaux par valeur ». Elle implique des rapports fixes entre ses membres, et la rime est à la fois l’un de ces rapports et le sceau de tous les autres[1].

Ainsi la part faite à l’initiative en matière de vers demeure en somme restreinte. Mallarmé s’en tient, malgré une inquiétude, à la conception visuelle du vers, dont le lieu est actuellement non une scène, mais le Livre.

Du vers libre, d’un vers libre très mitigé, il accepte, chose naturelle, justement ce qui continue une direction de sa propre poésie. Le vers brisé à arabesque qui fut le sien réserve lui aussi les grandes orgues du vers pleinement régulier pour des emplois un peu distants. Et le vers libre fait apprécier à Mallarmé cela même qui fut l’essence de sa poésie : la rareté. « Le vers, aux occasions, fulmine, rareté[2]. » Les vers libres, eux, préparent cet alexandrin fulminant, comme des trompettes qui l’annoncent et des pages qui portent sa traîne. Mallarmé retrouvait en eux la figure de ce qui, chez lui, autour du vers concentré et distillé, était demeuré silence et rêverie. Ainsi il destine le vers libre à rehausser ce « beau vers » qui fut la tentation de sa poésie, le vers déchaussé à l’entour, isolé sur un piédestal, et qui tendrait à faire figure de ténor d’opéra.

Conception opposée à celle du vers libre vrai, dont M. Vielé-Griffin me parait avoir donné l’exemple le plus natif et le plus sincère. « Je connais, dit Mallarmé, qu’un jeu séduisant, se mène avec les fragments de l’ancien vers reconnaissables, à l’éluder ou le découvrir, plutôt qu’une subite trouvaille, du tout au tout étrangère[3].» Et il est bien exact que rien de tout à fait nouveau ne s’invente dans la rythmique d’une vieille langue. Mais pourtant tout l’effort de M. Vielé-Griffin ne fut-il pas d’échapper à cette présence, à cette hallucination du vers régulier trottant devant le vers libre comme les

  1. Divagations, p. 243.
  2. La Musique et les Lettres, p. 36.
  3. Divagations, p. 213.