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un pont souple de lianes et de fleurs, et, le poème écrit, si mêlé aux branches des arbres qu’il ne s’en discerne pas, que la forêt n’est plus qu’un nid de verdure et de musique.

Si le poète, ou du moins si Hugo, Banville, Mallarmé, partent de la rime, si, de ce noyau se développe, après des fluctuations, le vers, si le « rimeur » va de la rime au vers, le lecteur, lui, va du vers à la rime, ou plutôt du vers au vers par l’intermédiaire de la rime. Pour lui la rime termine le vers, qui pour le poète émanait de la rime. Le rêve de Mallarmé fut, en poussant à l’extrême la puissance de suggestion, de faire recomposer par le lecteur le travail créateur de l’auteur : hyperbole, loin en deçà de laquelle son effort expire ; car la rime, de lui comme de tout poète, ne saurait assumer chez le lecteur le rôle prépondérant qu’elle a joué chez l’auteur. La poésie spécule nécessairement sur ce fait que le lecteur est différent de l’auteur, que l’impossible de l’un est le nécessaire de l’autre. Aussi est-ce du point de vue du lecteur que dans la rime Mallarmé remarque très justement l’élément moteur des vers, grâce auquel ils n’existent plus, comme chez les anciens, isolés et formant un tout « qu’emplissait une bonne fois le métal employé à les faire au lieu qu’ils (les vers modernes) le prennent, le rejettent, deviennent, procèdent musicalement, en tant que stance, ou le Distique[1] ».

Dans sa poésie plus peut-être qu’en toute autre, ce rôle de la rime est nécessaire. D’une part, souvent, il se préoccupe de formuler, d’arrêter avec délicatesse un mouvement, d’exprimer un état d’âme en sa fluidité. D’autre part, il échoue à tout développement oratoire, à tout discours. Il égrène le discontinu, indépendant des ordinaires courbes logiques, sues d’avance. De sorte que tout le mouvement d’un poème sera, chez lui, dans la rime. Contre la hantise du beau vers,

  1. Divagations, p. 227.