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admire en Beckford « le collectionneur se procurant les mots brillants et vrais et les maniant avec même prodigalité et même tact que des objets précieux, extraits de fouilles[1] ». Comme existent pour des monnaies anciennes l’usage de leur circulation et l’usage de leur beauté propre, les mots comportent à la fois ce qui se dit du discours, leur suite ordinaire, et « ce qui ne se dit pas du discours », l’éclat substantiel qui souligne, lucide contour, leur mystère, les reflets que sur eux, indépendamment des connexions techniques, allument les mots voisins.

De là, chez Mallarmé, ces touches sensuelles, ces taches de couleur, ces notations de nuances instantanées, ces interférences de reflets, toute cette vie matérielle des mots derrière laquelle se dissimule le schème logique, non comme une armature préconçue, mais comme le creux plus grossier d’un relief métallique.

La page même que je viens de citer en est un exemple. Sa clarté se lie si intimement à la « poétique » qu’elle exprime, que pour la traduire, la déformant d’ailleurs, en logique liée, je suis obligé de la prendre par le biais des images mêmes qu’elle suggère, et en dehors desquelles elle n’est rien.

Et cette figure, donnée aux mots, de pierres précieuses, revient chez Mallarmé avec une insistance bien caractéristique. Des noms transcrits littéralement par Leconte de Lisle dans ses traductions il dit : « Ces mots non traduits gardent le charme des bijoux authentiques dont un sculpteur enrichirait ses marbres purs[2] ». Les mots « s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries[3] ». On reconnaît la boutique d’orfèvre où, pour les Parnassiens, tenait le monde. Gautier, qui intitulait Émaux et Camées un des livres que vénérait l’école écrivait de Banville dans son Rapport de 1867 : « Banville a le sentiment de la beauté

  1. Divagations, p. 103.
  2. Les Dieux de la Grèce, p. 294.
  3. Divagations, p. 246.