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ramène avec violence en arrière. Le poète aperçoit sa main qui fait le geste, habituel aux musiciens de la parole, de rythmer en caresse les inflexions de sa voix. Et, rendue plus consciente à la fois par cette vision de soi et par cette ligne extérieure du geste qui la figure, cette voix se reconnaît et se retrouve, dans l’essai même de se varier pour s’échapper, en la brisant, de l’hallucination, exactement la même « la première qui indubitablement avait été l’unique » la même qui, lorsque le poète était sorti de son appartement, avait prononcé : La Pénultième — est morte.

Voilà donc l’hallucination, pour le moment, indéracinable. Elle n’a pas fini de croître. Elle s’est développée en jugement, tirant de son néant même cet attribut : Est morte. Elle s’amplifiera dans la logique particulière à ce mode de vie intérieure, la logique de l’analogie. Elle trouvera un détour, un fil subtil pour se relier tout événement étranger qui frôlera une sensibilité tendue, fixe, comme une bête à l’affût. « Où s’installe l’irrécusable intervention du surnaturel, et le commencement de l’angoisse sous laquelle agonise mon esprit naguère seigneur c’est quand je vis, levant les yeux, dans la rue des antiquaires instinctivement suivie, que j’étais devant la boutique d’un luthier vendeur de vieux instruments pendus au mur, et, à terre, des palmes jaunes et les ailes enfouies en l’ombre, d’oiseaux anciens. Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénultième. »

Il ne faudrait pas s’autoriser de ce morceau et de cette analyse pour croire, chez le poète, à une manie constante et à un détraquement particulier. Tout homme de lettres un peu nerveux est sujet à des hallucinations analogues. Taine en cite de Balzac, de Gautier[1]. J’ai

  1. « Th. Gautier me raconte qu’un jour, passant devant le Vaudeville, il lut sur l’affiche : la polka sera dansée par M… Voilà une phrase qui s’accroche à lui et que désormais il pense incessamment et malgré lui, par une répétition automatique. Au bout