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rature, reprise à sa source qui est l’Art et la Science, nous fournira un Théâtre, dont les représentations seront le vrai culte moderne ; un Livre, explication de l’homme suffisante à nos plus beaux rêves… Cette œuvre existe, tout le monde l’a tentée sans le savoir ; il n’est pas un génie ou un pître ayant prononcé une parole, qui n’en ait retrouvé un trait sans le savoir. Montrer cela, et soulever un coin du voile de ce que peut être un pareil poème est dans mon isolement mon plaisir et ma torture. »

Mais ailleurs, devant des terrassiers qui se reposent sous sa fenêtre après leur travail, il se demande si lui aussi travaille, et à quoi. « À quoi du moins qui puisse servir parmi l’échange général ? Tristesse que ma production reste, à ceux-ci, par essence, comme les nuages au crépuscule ou des étoiles, vaine[1]. » En l’état de grève que par rapport à ce temps Mallarmé assigne au Poète, n’est-il pas une figure momentanée de cette absence, de cette inutilité, de tout cet ordre négatif dont est faite la Poésie même et

Que vêt de son exil inutile le Cygne ?

Quelle est la raison d’écrire ? se demandait Mallarmé en se posant la question, croyait-il, la plus haute de son art. Mais cet art dépasse cette question, comme l’acte transcende la réflexion qu’il permet. La poésie porte en elle-même sa preuve : nuages au crépuscule ou étoiles… Et Mallarmé, plus qu’aucun, l’éprouva : les raisons de la poésie, par le détour de l’absence, évoquent seulement l’absence suprême de raison, et, de l’art, qu’ « il a lieu tout seul : fait, étant ». Toute parole sur le poète n’est que cela même, nuages au crépuscule, étoiles, rideau somptueux que l’on agite le temps de l’écarter pour savoir que, derrière, le Poète,

Tel qu’en lui même enfin l’éternité le change,

existe.

  1. Divagations, p. 53.