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logique faite de la totalité même, « l’omniprésente ligne espacée de tout point à tout autre » et telle que la comprend sous le visage humain la pensée de l’Harmonie. Voilà ces « sinueuses et mobiles variations de l’Idée que l’écrit revendique de fixer[1] » le « pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante des relations entre tout[2] ».

Mon crime c’est d’avoir gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée.

Dans l’ordre ordinaire (et l’étymologie ici rapproche fort bien les deux mots) paraît, avec la logique artificielle du prévu, la grande impossibilité de Mallarmé, le génie oratoire. Et le génie oratoire consiste à créer une nature au lieu de saisir des rapports, à développer une matière (comme l’évolution même selon les matérialistes obtus) au lieu d’avancer, à la façon de l’esprit ailé, par ces mouvements de plume que sont les allusions.

La logique usuelle figurait à Mallarmé la banalité, le prévu, le fait d’être pensé au lieu de penser. Dans l’élan droit d’un raisonnement, d’un argument, il flairait le prestige, l’erreur, la grossièreté oratoires. Il sentait que l’on ne peut avoir raison que par intuitions brèves, que la raison de l’une de ces intuitions ne se continue pas dans sa voisine, pas plus que le moule d’une phrase ne peut servir exactement à une autre, mais que chacune selon son moment ou la figure de son hasard en requiert une nouvelle. Descartes, dans un état d’esprit peut-être pas très différent appliqué aux objets mathématiques, estimait que la véracité perpétuelle des intuitions, la valeur stable du raisonnement, ne pouvaient se fonder que sur un miracle, par un acte de foi en la véracité divine. Chaque idée claire et distincte emporte sa vérité du mo-

  1. La Musique et les Lettres, p. 49.
  2. Divagations, p. 273.