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ne doit jamais peindre, toujours nommer, — et ne pas nommer directement son objet, ce qui serait encore une manière sinon de peinture, du moins de dessin, nommer à côté et même loin de l’objet ce qui suscitera l’émotion correspondant à l’objet. C’est ainsi que les vers plus haut cités (Indomptablement a dû) expriment le paroxysme exaspéré, désespéré, d’un instant nu où à force de passion le temps s’abolit, — ce que continue la fin du sonnet.

Le hagard musicien,
Cela dans le doute expire
Si de mon sein pas du sien

A jailli le sanglot pire
Déchiré va-t-il entier
Rester sur quelque sentier !

Le poète désigne l’objet comme le joueur, au billard, vise la boule à frapper, en prenant hors d’elle un point de ricochement. « Parler n’a trait à la réalité des choses que commercialement : en littérature cela se contente d’y faire une allusion ou de distraire leur qualité qu’incorporera quelque idée[1] ».

Une phrase délicieuse me résume cette esthétique de la suggestion : « Son sortilège, à lui (l’art littéraire) si ce n’est libérer hors d’une poignée de poussière ou réalité, sans l’enclore, au livre, même comme texte, la dispersion volatile soit l’esprit, qui n’a que faire de rien outre la musicalité de tout[2] ». Opposez exactement ici un roman de Flaubert, un sonnet de Hérédia, systèmes arrêtés, convergents, et clos comme des concepts. Un poème, pour Mallarmé, se comporte comme une monade leibnizienne, sans fenêtres où se plaqueraient en tableaux les descriptions extérieures, intelligence au contraire en mouvement, perception confuse où se dégradent en un clair obscur les perceptions lucides,

  1. Divagations, p. 246.
  2. La Musique et les Lettres, p. 371.