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presque tous les sonnets. Ce n’est là d’ailleurs qu’un pas plus logique vers une limite idéale que ni Mallarmé ni aucun langage ne peuvent atteindre, mais que sa rêverie se plut à imaginer : la phrase supprimée, le minimum grammatical aboli, un rosaire de mots égrené sur la page blanche (Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard) — et plus loin encore la page blanche toute nue, suggestion et réceptivité infinies — (Il était, diront les critiques grincheux, facile de commencer par là et de s’y tenir.)[1]

De la sorte prend place, dans notre littérature, par Mallarmé, ayant suivi des voies étroites, et venu, par actions et réactions, d’une source où le relient de visibles méandres « un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant ; pour ne garder de rien que la suggestion. Instituer une relation entre les images exactes, et que s’en détache un tiers aspect fusible et clair présenté à la divination... Abolie, la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu’elle régit les chefs-d’œuvre, d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage : non le bois intrinsèque et dense des arbres. Quelques jets de l’intime orgueil véridiquement trompeté éveillent l’architecture du palais, le seul habitable ; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal[2] ».

Ne rien décrire du dehors, mais tout faire sortir du dedans. Le développement se glace au moment même où il sourd, comme l’eau de paradoxales fontaines. « La poésie, disait Rivarol, doit toujours peindre et ne jamais nommer. » Bien au contraire, pour Mallarmé, la poésie

  1. On rappellerait alors l’épigramme de Maynard

    Mon ami, chasse bien loin
    Cette noire rhétorique ;
    Tes ouvrages ont besoin
    D’un devin qui les explique.

    Si ton esprit veut cacher
    Les belles choses qu’il pense,
    Dis-moi, qui peut t’empêcher
    De te servir du silence ?

  2. Divagations, p. 245.