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immense lac pâle, s’évaporant à l’air[1]. » « Alors, elle entendit tout au loin, au-delà du bois, sur les autres collines, un cri vague et prolongé, une voix qui se traînait, et elle l’écoutait silencieusement, se mêlant comme une musique aux dernières vibrations de ses nerfs émus[2]. »

C’est ainsi que Flaubert sait conduire à une beauté cet usage régulier du participe présent qui paraîtrait au premier abord une défaillance. Il en est de même d’un autre écueil dans le choix du verbe et d’une des causes les plus ordinaires de sa faiblesse. Je veux dire l’emploi des auxiliaires. La conception flaubertienne du style exclut naturellement ce remplissage facile par le verbe abstrait être, implique l’emploi des verbes-images, réels et significatifs. Mais précisément les auxiliaires seront traités comme s’ils avaient rang parmi ces verbes-images, seront employés au moment précis où ils devront contribuer au style, et non, comme à l’ordinaire, dispenser de style. Quel verbe rare conviendrait ici mieux que les deux simples auxiliaires ? « Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes, dans l’échancrure de ses deux sommets, de l’autre côté du golfe. Il y avait, en dessous, une petite étoile, et, tout autour, un cercle pâle[3]. » Les deux verbes sont employés là dans un sens neutre qui leur donne plénitude et profondeur, et servent l’un et l’autre, dans ces deux phrases successives, au même effet ; un effet de sobriété, d’élargissement, de vide et de silence nocturne. Même union ailleurs, et à la même occasion, des deux auxiliaires. « La nuit était pleine de silence et le ciel avait une hauteur démesurée[4] », où ils sont pris comme signes de pauvreté, de nudité, qui rappellent cette reliure en maroquin non orné dite janséniste : « Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les élégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probité inflexible[5]. » « Elle avait pour décoration une vieille gravure de modes collée contre un carreau, et un buste de femme en cire, dont les cheveux étaient jaunes[6]. »

  1. Madame Bovary, p. 220.
  2. Madame Bovary, p. 224.
  3. Salammbô, p. 59.
  4. Salammbô, p. 89.
  5. Éducation, p. 75.
  6. Éducation, p. 89.