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nature au voisinage et dans l’esprit de l’histoire. Celui de l’Éducation donne une impression de fluidité et d’allégement, avec une variété et une force incomparables. S’il fallait en choisir un comme le plus parfait, je me déciderais pour lui. Le style de Saint Antoine, avec les nombreux emprunts faits aux versions de 1849 et de 1857, est composite, atteint la complexité et le mouvement d’un style dramatique. Le style de Bouvard s’oppose parfaitement par sa réduction, son dépouillement et sa sécheresse nerveuse, à celui de Madame Bovary. Peut-être la Bataille des Thermopyles eût-elle continué ce mouvement et achevé ce cycle en atteignant, sur le registre grave, un vrai laconisme.

Cette ligne a sa logique. On peut l’exprimer en disant que Flaubert, dont la nature est essentiellement oratoire, et que toutes ses œuvres de jeunesse nous manifestent comme un talent oratoire, se construit, par discipline et volonté, contre l’oratoire, l’élimine de plus en plus à partir de Madame Bovary. En écrivant Salammbô, il regrettait un peu les belles phrases du roman précédent : « Je crois que j’écris présentement d’une manière canaille : phrases courtes et genre dramatique, ce n’est guère beau. » Et cependant il obéissait à la volonté intérieure et au devoir profond de son style. La courbe de style qui va de Madame Bovary à Bouvard est la même que celle qui le conduisait dans l’élaboration progressive et les corrections successives de chaque phrase. Comme le cuisinier, il épure, réduit, mijote. Cet oratoire qui se dépouille, n’est-ce pas d’ailleurs une ligne et une direction générale des trois proses classiques, de Gorgias à Lucien, de Cicéron à Sénèque, de Balzac à Voltaire ?

Quelles que soient cette amplitude et ces différences, qu’il fallait signaler, je considérerai, dans ces notes rapides, le style de Flaubert en son ensemble et sous ses traits généraux. Ce ne serait pas trop d’un volume pour une analyse quelque peu poussée. Je me contenterai de quelques indications, en n’insistant guère que sur ce que Flaubert apporte de nouveau. Je me résigne à ce qu’on trouve aussi à ces notations et à ces discussions quelque air de Bas-Empire. Je conviens que ces analyses techniques ne sont pas élégantes, on conviendra peut-être qu’elles ne sont pas inutiles.