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pour prendre une place que la société bourgeoise refuse à sa pauvreté, «  remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres et un grand dîner politique une fois par semaine ». La révolution, c’est le milieu qui lui permettra d’être. « On vivait, dit-il, dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient des rois. » Cuistre et fanatique, avide de « partager » avec Frédéric sans lui garder plus de reconnaissance qu’à l’employé qui vous paye un mandat, il a cependant pour Frédéric le respect un peu étonné d’une nature sèche pour une nature plus délicate et capable de jouir. Mais toute la seconde et principale partie de son admiration se tourne vers Sénécal, un aigri comme lui, en qui il vénère en l’enviant une volonté dont il se sait dépourvu.

Sénécal, fils d’un contremaître, en a hérité le goût farouche de l’autorité et du commandement. Il est révolutionnaire par besoin de domination et par passion de la justice. On l’aperçoit dans le roman, par intervalles, toujours à des points où il est bien placé, est en valeur et y met les autres. C’est ainsi qu’il contribue à faire de la visite de la fabrique, à Creil, un morceau incomparablement plus complet et moins chargé que la visite de la cathédrale dans Madame Bovary. Son fanatisme d’ordre et de commandement le fait passer, tout naturellement, de la révolution à une place d’agent de police au service du coup d’État. Il est possible et même probable que la génération de 1848 et de 1851 ait fourni ce type, mais, comme il apparaît moins dans l’histoire de cette époque, qu’en 1793, où les natures de commandement et d’autorité faisaient prime, et où le jacobinisme préparait à l’Empire des préfets et des policiers !

Le vrai révolutionnaire de 1848, c’est Dussardier. Il nous donne peut-être la seule figure fraîche et franche, belle et sympathique, qu’on rencontre dans L’Éducation (parmi les hommes du moins). Il est révolutionnaire par enthousiasme, par besoin de protéger les faibles et les battus. Deslauriers échoue dans sa province. Sénécal échoue dans la police, Dussardier est tué au 2 décembre par Sénécal, agent de police. La liquidation est complète.

Chez tous trois, il y a un élément de tragédie. Mais il semble que Flaubert ait voulu achever cette trilogie par de la comédie pure, et le personnage de Regimbart, un de ces grotesques qui