Page:Thackeray - La Foire aux Vanites 2.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de revoir leur ancien officier et de faire sauter dans leurs bras leur petit colonel. C’était une fête pour le colonel Crawley d’aller dîner à la caserne avec ses camarades.

« Au diable ! disait-il parfois, je ne suis pas assez fin pour elle, je le sais bien… Et puis il ajoutait : Ma femme ne s’apercevra même pas de mon absence. »

Il avait bien raison, son absence passait inaperçue.

Rebecca, du reste, ne boudait point son mari ; bien au contraire, elle lui faisait toujours bonne figure. Elle poussait même les égards jusqu’à lui dissimuler le dédain qu’elle avait pour lui ; peut-être l’aimait-elle mieux ainsi, lourd et bête, que s’il avait eu plus d’esprit. De cette façon au moins elle pouvait le prendre pour son domestique de confiance, son maître d’hôtel. Il faisait ses commissions, exécutait ses ordres sans la questionner, l’accompagnait dans ses promenades en voiture, sans faire jamais la moindre objection. Après l’avoir conduite à l’Opéra, il allait se délasser à son club pendant la représentation, et était fort exact à venir la reprendre au sortir du spectacle. La seule chose qu’il aurait voulue, c’eût été de lui voir un peu plus de tendresse pour son fils ; mais enfin il avait fini par prendre son parti sur ce sujet.

« Le diable m’emporte, disait-il, elle sait mieux que moi à quoi s’en tenir, car pour moi je n’y entends rien. »

En effet, il n’est pas besoin d’une haute portée d’esprit pour gagner aux cartes et au billard, et hors de là Rawdon n’avait aucune espèce de prétention.

Lorsqu’enfin arriva à Rebecca le chien de berger qu’elle avait demandé, les fonctions de Rawdon furent singulièrement allégées par la présence de ce nouvel auxiliaire. Sa femme le poussait souvent à dîner dehors et le dispensait de venir la rechercher à l’Opéra.

« Vous ferez bien de ne pas rester ce soir à la maison, mon cher, lui disait-elle ; vous y dormiriez d’ennui. Il viendra des hommes que vous ne pouvez sentir. Je ne les aurais point engagés s’il n’y avait là une question d’avenir pour vous ; et maintenant que j’ai un chien de berger, je n’ai pas peur de me trouver seule.

— Un chien de berger, un porte-respect, Becky Sharp avec un porte-respect, voilà une bonne plaisanterie, » pensait mistress Crawley en elle-même.