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« Il n’a plus sa tête bien présente, » dit tout bas Emmy à Dobbin au moment où ce dernier serrait cordialement la main du vieillard.

Malgré les importantes affaires que Dobbin prétextait avoir à Londres ce soir-là, le major, sur l’invitation de M. Sedley, consentit à prendre le thé. Amélia, donnant le bras à sa jeune amie, ouvrit la marche avec elle, tandis que M. Sedley restait en partage à Dobbin. Le vieillard marchait très-doucement, et il en profita pour raconter à son compagnon une foule d’anciennes histoires sur lui, sur sa pauvre chère épouse, sur sa prospérité passée, et enfin sur sa banqueroute. Ses pensées, comme cela arrive toujours pour les vieillards dont la mémoire faiblit, se reportaient toutes au premier temps de la vie, et le passé pour lui se résumait à peu de chose près dans la catastrophe qu’il avait subie. Le major le laissait parler tout à son aise ; ses yeux, pendant ce temps, ne quittaient point l’être adoré qui marchait devant lui, cette chère petite image toujours présente à son imagination, toujours associée à ses prières, divine apparition qui venait embellir tous ses rêves.

Ce soir-là, le bonheur, la joie intérieure d’Amélia éclataient dans ses traits et dans ses mouvements. Elle s’acquitta de ses devoirs de maîtresse de maison avec une grâce et une délicatesse parfaites. Tel fut, du moins, l’avis de Dobbin, qui la suivait des yeux à travers la demi-obscurité du jour sur son déclin. Il était donc enfin arrivé pour lui ce moment après lequel il soupirait depuis si longtemps ; combien de fois sur les rives lointaines, sous les brûlantes ardeurs du soleil de l’Inde, au milieu de marches forcées, sa pensée, traversant les mers, ne s’était-elle pas transportée auprès d’elle ; alors elle lui était apparue telle qu’il la voyait maintenant, comme un ange consolateur pour la vieillesse et l’infirmité, et rehaussant son indigence de toute la grandeur de sa résignation.

Le major trouvait le thé d’autant meilleur qu’il le recevait de la main d’Amélia, et Amélia lui servait tasse sur tasse, se faisant un malin plaisir d’encourager cette disposition. À vrai dire, elle ignorait que le major n’avait point encore dîné, et que son couvert l’attendait chez Slaughter, à cette même place où George et Dobbin avaient fait ensemble de joyeux repas dans le temps où Amélia n’était encore qu’une enfant, une élève à peine sortie de la maison de miss Pinkerton.