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avec elle, ne sait plus ce qu’elle fait. Pour l’intrigue et le mensonge, il n’y a personne qu’on puisse lui comparer ! »

Cette nouvelle preuve d’adresse accrut considérablement l’admiration que Becky inspirait au noble lord : faire donner de l’argent, ce n’était rien ; mais en faire donner deux fois plus qu’on n’en a besoin et ne payer personne, c’était là le beau, le sublime de la chose. « Crawley lui-même, pensait milord, n’est pas aussi bête qu’il en a l’air, il a fort bien joué son rôle dans cette intrigue. À l’expression de sa figure, à sa manière d’être, qui aurait pu croire qu’il était pour quelque chose dans tout ce trafic d’argent ? et cependant c’est lui qui a fait tirer à sa femme les marrons du feu pour en profiter ensuite. »

Pour nous, qui sommes dans le secret, nous avons pu voir que, sous ce rapport, milord se trompait singulièrement. Cette croyance, du reste, modifia singulièrement la manière d’être de milord à l’égard du colonel, il supprima désormais tous ces semblants d’égards qu’il avait eus jusque-là pour le mari de Becky. Jamais le protecteur de mistress Crawley n’aurait été s’imaginer que cette petite dame avait gardé l’argent pour elle ; et quant au colonel Crawley, il le jugeait d’après les autres maris qu’il avait rencontrés dans le cours de son existence, si mêlée d’aventures amoureuses. Milord avait acheté tant d’hommes dans sa vie, qu’on pouvait bien lui pardonner de croire que le colonel était aussi vénal que les autres.

À la première occasion où lord Steyne se trouva seul avec Becky, il s’empressa d’un ton de belle humeur de lui faire compliment de la manière adroite et fine dont elle savait se procurer l’argent dont elle avait besoin. Bien que Becky fût prise au dépourvu, son embarras ne fut pas long ; cette estimable créature n’avait recours au mensonge que lorsqu’elle n’avait pas d’autre voie pour se tirer d’affaire ; mais alors elle s’en acquittait avec le plus parfait aplomb. Au bout d’une seconde, elle avait trouvé une histoire très-plausible et des mieux appropriées à la circonstance, qu’elle se mit à débiter à lord Steyne : elle lui avoua que dans ses déclarations précédentes elle l’avait trompé, indignement trompé, mais à qui la faute ?

« Ah ! milord, continua-t-elle, vous ne saurez jamais toutes les tortures, toutes les souffrances qui ont assiégé mon sommeil dans le secret de mes nuits. Devant vous, je suis gaie et joyeuse ; mais qui vous dira tout ce qu’il me faut endurer