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sa femme pour obtenir un salut, voire même un dîner de ces dames.

« Or, vous devez bien penser, ajoutait Tom Eaves, qu’il y avait un motif pour qu’une femme aussi fière qu’une reine, et auprès de qui les Steyne ne sont en noblesse que de petits garçons, se pliât sans murmurer au joug que lui imposait son mari ; eh bien ! moi je vais vous dérouler tout ce mystère. Je vous dirai donc que, pendant l’émigration, un certain abbé de La Marche, qui se trouvait ici et qui prit part à l’affaire de Quiberon avec Puisaye et Tinténiac, était le même colonel des mousquetaires gris qui se battit en 86 avec le marquis de Steyne ; que la marquise et lui se revirent à la suite de ce duel, et qu’en apprenant sa mort au débarquement de Quiberon, lady Steyne s’adonna à ces pratiques de dévotion excessive qu’elle n’a plus quittées depuis. Toute cette histoire est fort dramatique, et rappelez-vous bien ce que je vous dis, fit Tom Eaves avec un branlement de tête, le ciel n’envoie point tant de malheurs à qui n’a rien à se reprocher. Si cette femme courbe ainsi la tête, c’est que le bât la blesse quelque part. »

Ainsi donc, si M. Eaves est aussi bien renseigné qu’il le prétend, voilà une femme obligée de dérober au public, sous la sérénité de sa figure, les tortures morales et les secrètes angoisses qui lui déchirent le cœur. Ah ! mes amis, si nos noms ne sont point inscrits au livre d’or de la noblesse, consolons-nous en pensant que dans notre noble et humble condition la Providence au moins n’a point suspendu au-dessus de nos têtes de pareils châtiments qui, sous la forme d’un recors, d’une maladie héréditaire ou d’un secret de famille, font payer bien chèrement cette vaisselle d’or et ces coussins de satin.

En comparant sa condition avec celle de très-haute et très-puissante dame de Caerlyon, marquise de Gaunt, le dernier des malheureux doit, toujours suivant M. Eaves, trouver des motifs de remercier le ciel de son sort. Pères ou fils qui n’avez d’héritage ni à léguer ni à recueillir, vous ne pouvez manquer d’être en bons termes avec votre famille, tandis que l’héritier d’un grand nom comme celui de milord Steyne, par exemple, doit, par un sentiment bien naturel, voir avec des regrets mêlés de haine celui qui détient des biens dont il voudrait déjà pouvoir disposer.

Ces réflexions ont conduit Tom Eaves à mettre toute sa for-