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avait assurément assez là de quoi remplir d’admiration le petit secrétaire dont la plume courait sous la dictée de sir Pitt.

« Il sera quelque jour un des plus grands orateurs de la chambre des Communes, pensait en elle-même la jeune femme. Que de sagesse ! que de bonté ! C’est bien en vérité un homme de génie ! c’est, il est vrai, une nature un peu froide ! mais elle est si excellente ! En vérité, il a le génie en partage. »

Pitt Crawley avait d’abord composé sa lettre tout à loisir et pesé chaque expression, puis il l’avait ensuite apprise par cœur, avec cette dissimulation dont les diplomates seuls sont capables, et enfin, au moment voulu, il l’avait débitée à sa femme, toute stupéfaite d’admiration.

Cette lettre, entourée d’un large filet noir et cachetée de cire de même couleur, fut expédiée par sir Pitt à son frère le colonel. Rawdon n’éprouva qu’une demi-satisfaction à l’arrivée de cette missive.

« À quoi bon aller nous enfouir dans cette assommante demeure ? se disait-il en lui-même ; je ne puis souffrir de me trouver en tête-à-tête avec Pitt après dîner ; et puis, rien que pour aller et venir il va nous en coûter vingt livres. »

En allant porter dans la chambre de Becky le chocolat que chaque jour il lui préparait de ses propres mains, Rawdon remit à sa femme la lettre en question, pour agir d’après son avis, comme il avait coutume de faire dans toutes les circonstances difficiles.

Il déposa le déjeuner et la fatale missive sur la toilette devant laquelle Becky était occupée à passer le peigne dans sa blonde chevelure. Cette petite femme, après avoir parcouru la lettre objet des terreurs de Rawdon, se redressa de toute sa hauteur en agitant cette lettre au-dessus de sa tête et criant :

« Victoire ! victoire !

— Et pourquoi victoire ? répéta Rawdon tout surpris de voir cette petite créature bondissant dans sa robe flottante et ses boucles éparses sur le cou. Le vieux ne nous laisse rien, Becky ; il m’a déjà compté ma légitime à ma majorité.

— N’aurez-vous donc jamais assez de bon sens pour être majeur ? lui répliqua Becky. Allons vite chez mistress Brunoy ; il me faut des vêtements de deuil, et vous, vous ferez mettre un crêpe à votre chapeau et vous vous commanderez un habit