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muler son état de gêne, et quelquefois pour s’y soustraire, elle promenait ses filles dans tous les bals et réunions publiques du voisinage, avec un courage digne d’un meilleur sort. Jamais l’hospitalité n’avait été si brillante au presbytère que depuis l’ouverture de la succession de Miss Crawley. Au train de vie qu’on menait dans cette maison, personne n’aurait pu se douter de la déception que la famille avait eu à subir dans ses espérances : on ne supposait pas, en voyant mistress Bute de toutes les fêtes des alentours, que chez elle elle était dans la gêne et presque réduite à mourir de faim. Jamais ses demoiselles n’avaient étalé un tel luxe dans leurs toilettes ; elles ne manquaient pas une des réunions de Winchester et de Southampton ; elles avaient des billets pour tous les bals donnés à l’occasion des courses de chevaux ou des régates de Cowes. Leur voiture, traînée par un attelage qui quittait la calèche pour la charrue, était sans cesse à courir la grande route. Comment ne pas croire, en présence de pareils faits, que cette tante, dont on ne prononçait le nom en public qu’avec la plus tendre et la plus respectueuse gratitude, n’eût légué aux quatre sœurs une fortune colossale.

C’est là une manière de mentir fort commune en ce monde de vanités, et ceux qui la pratiquent, loin d’en avoir la conscience plus chargée, se regardent au contraire comme ayant fait une action méritoire et digne d’éloges. Mistress Bute du moins le pensait ainsi. À ses yeux c’était le moyen le plus sûr pour arriver à avoir un jour sa place dans le calendrier. N’était-il pas en effet fort édifiant pour les étrangers de voir le bonheur qui régnait dans cette heureuse famille ! Ses filles étaient des jeunes personnes si naturelles, si aimantes, si bien élevées ! Martha peignait les fleurs dans la perfection, et l’on voyait de ses tableaux dans toutes les ventes de bienfaisance du comté. Emma était le rossignol de la famille, et ses vers, imprimés dans la Vedette de l’Hampshire, faisaient la gloire de la colonne réservée aux poëtes. Fanny et Mathilde chantaient des duos que leur mère accompagnait au piano, tandis que les deux autres sœurs, se tenant enlacées par la taille, les écoutaient avec le ravissement d’une vive et pieuse tendresse. Mais personne n’assistait aux répétitions particulières de ces duos, alors que leur mère forçait impitoyablement ses filles à tambouriner un certain nombre d’heures par jour sur le piano. Bref, mistress