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Réponse : — Un homme qui m’aurait sauvée de la sorte et rapportée tout humainement chez mon père, serait revenu prendre des nouvelles de ma santé, au moins une fois, le lendemain. Mon père l’aurait invité, se serait montré reconnaissant par quelque acte de politesse humaine, avant que nous quittions Mauford ; il devait bien cela au sauveur de sa fille.

Or, j’ai revu mon sauveur cinq mois après ; alors encore, il me sauva d’un péril.

C’était en plaine, aux environs de Louisville, pendant une promenade où j’étais seule cette fois aussi. Je montai Paragram, un bon kentocke pur, de notre meilleure race d’Amérique. Paragram, en champ de course, faisait jeune ses quatre kilomètres en six minutes. De belle fringance, malgré sa puissante nature, fort et endurant, mais fougueux, impatient et capricieux quelquefois ; cependant, jamais il ne s’était montré ombrageux.

J’aime le grand galop, et, ayant devant moi l’espace, je l’avais lancé à fond de train ; je l’excitai de la voix. Soudain, à un pli de terrain d’où bondit un coquallin dérangé de sa sieste, Paragram s’emballe, enrayé, et je vois bien vite que je n’en suis plus maîtresse. Je veux ralentir sa course ; impossible. Il n’entend plus rien ; il est insensible au mors, qu’il blanchit d’écume fumante ; il est emporté, affolé, et nous allons dans la direction de l’Ohio, où il risque fort de me jeter avec lui.

Moi aussi, je sens que je perds la tête. Que devenir ?…

Et voici que le jeune homme de Mauford apparaît ; il s’élance auprès de moi ; sans toucher terre, il court, il vole, aussi vite que Paragram. Il m’a pris la bride d’une main ; de l’autre, il le calme peu à peu, toujours suivant côte à côte et comme s’il avait des ailes de Mercure aux pieds.

Mon cheval s’arrête, enfin, apaisé tout-à-fait ; l’œil est redevenu pacifique ; il hennit joyeusement, ainsi que lorsqu’il s’apprête à quitter l’écurie ; on aurait juré qu’aucun accident n’était survenu. Plus frais, plus dispos qu’au départ même, et j’étais stupéfaite.

— Chère miss, me dit mon protecteur, je suis heureux de vous avoir été utile. Pensez quelquefois à votre ami ; son affection veille sur vous.

J’étais doucement émue.

— Puisque vous ne voulez pas me faire connaître votre nature, lui dis-je, au moins apprenez-moi quel est votre nom.

— Non, pas encore ; car mon nom vous dirait ma nature. Ayez confiance. Je ne veux que votre bien. Un jour, vous saurez quelle destinée nous lie.

Il disparut, laissant après lui ce parfum de roses fraîchement