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Bœrne l’a bien jugé. Il aimait à reconnaitre en lui un artiste, un poète achevé ; mais il lui faisait de ce mérite même le plus sanglant reproche : « Il se perd, disait-il, quand il veut être autre chose que poète. Il ne persuade pas même quand il dit la vérité ; car il n’aime dans la vérité que le beau. Heine adorerait la liberté allemande si elle était en pleine fleur ; mais, comme elle est couverte de fumier à cause de la rudesse de l’hiver, il ne la reconnaît pas et la dédaigne. » Il lui reprochait aussi son scepticisme, son incrédulité et son sybaritisme ; il le représente plaisamment s’envisageant comme un homme d’importance, rêvant d’amis et d’ennemis, les cherchant partout et ne les trouvant nulle part : « La nature, dit-il, ne nous a donné, à nous autres misérables hommes, qu’un seul dos, de sorte que nous ne redoutons les coups du sort que d’un seul côté ; mais le pauvre Heine a deux dos, il craint les coups des aristocrates et ceux des démocrates, et, pour échapper aux uns et aux autres, il lui faut aller en même temps en avant et en arrière. »

En effet, rien de si peu consistant que Heine en fait de principes politiques et sociaux ; sa grande passion, c’est la haine du catholicisme avec l’amour effréné de tout ce que le catholicisme réprouve et maudit ; son principal objectif, c’est la résurrection du paganisme hellénique sur les ruines de la religion du Christ, de ce qu’il appelle « le déisme juif-mahométan-chrétien. » Il écrit le 16 juillet 1833 : « Le catholicisme devient chaque jour plus puissant ; il faudra que j’entreprenne encore avec cette hydre un combat effrayant. »

Ce combat satanique, il l’avait commencé dès l’âge de seize ans dans les Annales politiques de Lindner, où il apparaît déjà comme un disciple déterminé de Hégel, panthéiste ou plutôt athée, à qui Hégel avait fait croire qu’il était Dieu : tel il arriva à Paris en 1831 : « J’étais si fier de ma divinité, dit-il, je me croyais si grand, que quand je passais par les portes Saint-Martin ou Saint-Denis, je baissais involontairement la tête, craignant de me heurter contre l’arc. » Partout dans ses écrits, publiés avec empressement par les organes de la libre-pensée française, éclate cette note de panthéisme hégélien mêlé à l’adoration du paganisme le plus impudent et le plus dévergondé. Il apostrophe ainsi les dieux de l’Olympe : « Une sainte pitié et une ardente compassion s’emparent de mon cœur, lorsque je vous vois là-haut, dieux abandonnés, et quand je songe combien lâches et hypocrites sont les dieux qui vous ont vaincus, les nouveaux et tristes dieux qui règnent maintenant au ciel, renards avides sous la peau de l’humble agneau. Oh ! alors une sombre colère me saisit, et je voudrais briser les nouveaux temples, et combattre pour vous, antiques divinités, etc. » L’ardent soleil n’est « qu’une rouge trogne, le nez de l’esprit du monde, et autour de ce nez flamboyant se meut l’univers en goguette. » Sa morale est à la hauteur de sa théologie ; car s’il se fait grec et païen, ce n’est que pour se permettre tous les vices