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« C’était, en 1796, une grosse fille d’une éducation très négligée, d’une fortune assise sur les brouillards de la mer, qui, voulant un mari pour avoir une position quelconque, le cherchait dans les cartes, comme font à Paris, aujourd’hui encore, tant de jeunes filles incomprises.

« À force de remuer le jeu de piquet, de lire nuit et jour les livres variés qui expliquent le jeu de cartes, les horoscopes et les songes, d’étudier les rêveries publiées par Alliette sous l’anagramme d’Etteilla, concernant la cartomancie et l’art de trouver les choses cachées dans les tarots, elle était parvenue à se faire un babil qui en imposait.

« Elle était reçue dans une de ces maisons très mêlées que fréquentait la veuve Beauharnais, créole citoyenne, à qui une vieille négresse avait promis aux colonies, comme le promettent toutes les vieilles négresses, qu’elle monterait sur un trône. La citoyenne Beauharnais venait d’épouser un simple officier, le jeune Bonaparte, dont on ne prévoyait guère alors la splendeur future, car lui-même cherchait du service en Corse. Curieuse et crédule, elle se tirait les cartes elle-même. Elle n’eut pas plutôt appris que Mlle  Lenormand avait dans cet art un talent de société de quelque force, qu’elle la pria de lui faire le jeu. La grosse fille, sachant le prix que Mme  Bonaparte attachait, tout en riant, à son horoscope de la négresse, rencontra intrépidement le même horoscope dans le jeu de piquet, et protesta fermement que la dame de trèfle porterait la couronne. Bonaparte, qui était le roi de trèfle, rit beaucoup du pronostic. Mais il avait si bien pris que la devineresse promit depuis des royaumes à tout le monde. Si tous ces royaumes n’arrivèrent pas, Bonaparte devint premier consul ; et quand sa femme fut l’impératrice Joséphine, comme elle n’avait cessé de cultiver Mlle  Lenormand, et qu’elle la consultait tous les mois, la sibylle se trouva à la mode. »

C’est alors qu’elle établit rue de Tournon un salon où elle disait la bonne aventure, sous le nom de « Sibylle du faubourg Saint-Germain. » Là se pressaient, pour recueillir ses oracles, les plus grandes dames et les plus hauts personnages. On y vit des hommes et des femmes célèbres, maçons et maçonnes : Talma, le peintre David, Mme  de Staël elle-même. L’empereur, qui savait tirer parti de tout dans les intérêts de sa politique, avait fait de ce salon une succursale de sa police secrète. Tous les mois, l’impératrice Joséphine savait de sa Sibylle les visites qu’elle avait reçues et les secrets qu’elle avait découverts. Ainsi s’explique la protection intéressée que Napoléon donnait à ces jongleries. Mais, tout en l’exploitant ainsi, il ne laissait pas de la faire espionner elle-même, et toute prophétesse qu’elle était, Mlle  Lenormand tombait dans le panneau. En voici un curieux exemple :

« Lorsqu’il projeta son divorce avec Joséphine, continue le même biographe, ce projet fut longtemps connu avant que Napoléon voulût l’annoncer à sa femme. Il était formellement recommandé à ceux qui approchaient l’impé-