Page:Taxil, Hacks, Le Diable au XIXe siècle, Delhomme et Briguet, 1894, tome 2, partie 1.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étant survenu, la fièvre prit un caractère cérébral, qui l’emporta au terme prédit.

« Le docteur Bruhier cite un fait exactement pareil.

« Un homme de quarante ans, d’une humeur vive et enjouée, rencontre en société une femme que l’on avait fait venir pour tirer des horoscopes. Il présente sa main. La vieille regarde en soupirant, et dit : « Quel dommage qu’un homme si aimable n’ait plus qu’un mois à vivre ! » Quelque temps, il s’échauffe à la chasse ; la fièvre le saisit, son imagination s’allume, et la prédiction de la bohémienne s’accomplit à la lettre. »

Mais comment expliquer, me dira-t-on, la vogue incroyable obtenue en notre siècle par certaines individualités qui semblent ne devoir pas être confondues avec le commun des charlatans. Mlle  Lenormand, par exemple, celle qu’on a surnommée la Sibylle moderne ? Le temps a fait justice de la renommée de cette femme célèbre, et ceux-là seuls peuvent encore conserver à son sujet quelque illusion, qui ne la connaissent que par les légendes et les contes répandus sur elle, ou par les mystérieux prospectus et réclames qu’elle a publiés elle-même sous forme de Mémoires.

Ce qui a fait la célébrité de Mlle  Lenormand, c’est qu’elle tirait les cartes à l’impératrice Joséphine. Toute sa fortune et sa renommée viennent de là. Un de ses biographes a réduit à sa juste valeur cette réputation usurpée, une des preuves les plus frappantes de cette vérité, peu flatteuse pour notre siècle, que les charlatans qui savent exploiter les passions et les faiblesses de leurs contemporains sont toujours sûrs du succès, pour peu qu’on les laisse faire.

« On vous contera, dit ce biographe[1], qu’étant petite elle fut illuminée et douée de bonne heure de l’art divinatoire ; qu’elle prédit aux bonnes religieuses qui lui apprenaient à lire le déplacement de leur supérieure, et d’autres particularités merveilleuses ; qu’en 1795, elle tenait déjà, à vingt-deux ans, un antre de sibylle ; qu’elle reçut trois hommes qui vinrent savoir chez elle leur destinée ; qu’elle prédit à tous trois une mort violente, avec des funérailles éclatantes pour l’un, et pour les deux autres les insultes de la populace ; que ces trois hommes étaient Marat, Robespierre et Saint-Just[2] ; qu’elle osa dire à d’autres terroristes des choses aussi formidables ; que ses imprudences la firent mettre en prison et que la réaction thermidorienne la sauva. Tous ces récits, faits après coup, sont des contes sans ombre de fondement. Mlle  Lenormand n’était pas connue encore sous le Directoire.

  1. Dictionnaire des Sciences occultes, dans l’Encyclopédie théologique de l’abbé Migne.
  2. « J’ai vu de bien près ce farouche Maximilien, dit-elle dans ses écrits ; et j’ai pu le juger livré à lui-même ; c’était un homme sans caractère. Superstitieux à l’excès, il se croyait envoyé par le ciel pour coopérer à une entière régénération. Je l’ai vu, en me consultant, fermer les yeux pour toucher les cartes, frissonner même à l’aspect d’un neuf de pique… J’ai fait trembler ce monstre ; mais peu s’en est fallu que je devinsse sa victime. »