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hommes, cela suffirait en certains cas pour remporter une victoire tout à fait inattendue. » Oui, mais nous étions aussi mouillés qu’en sortant d’un bain, et je crois bien que les pauvres soldats, s’ils étaient soumis à une marche pareille, ne pourraient pas soutenir un tel effort.

À l’arrière-saison. Monsieur chasse le lapin avec ses petits bassets, qui sont vraiment remarquables, tant par leurs qualités cynégétiques que par leur résistance à la fatigue. J’avais pitié d’eux, il me semblait que leurs jambes courtes et si drôlement tournées n’étaient pas faites pour un exercice si dur.

Un soir, il pleut, la tempête fait rage. M. de Maupassant est resté seul toute la soirée. En montant se coucher, il traverse la cuisine, et voit sur la table Salammbô fermé. « Eh bien, me dit-il, vous l’avez fini ? » Je réponds : « Oui, monsieur, cela me paraît très beau, mais il faudrait que je le relise plusieurs fois, pour le bien comprendre. » À quoi mon maître répondit : « Votre franchise me fait plaisir, je sais qu’il n’en peut être autrement. Cette œuvre représente le travail de quinze années du plus bel et, sans nul doute, du plus fort esprit de notre siècle. » J’avais la main gauche posée sur un autre livre. « Tiens ! me dit mon maître, qu’avez-vous là ? » Je retirai ma main et lui laissai voir : Un grimoire du Pape Honorius le Grand. Je lui dis : « Monsieur, je ne m’occupe pas de sciences occultes, je ne crois même pas que rien de ce que contient ce livre d’oracles soit réalisable ; mais j’aime cependant le revoir quelquefois parce que c’est le livre dans lequel mon père m’apprit à lire. » Mon maître répondit : « Elle est très belle, cette édition ; moi, je ne me suis jamais occupé de cette science, mais je sais certains hommes qui s’adonnèrent à ces choses-là et qui n’étaient pas des sots. »