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Quels défauts trouvons-nous d’ailleurs à sa conception ? Il suffit de la comparer à celle de Kant.

En premier lieu, nous ne pouvons plus admettre ces oppositions du froid et du chaud, etc., « qu’on ne séparera jamais avec la hache en aucun point du monde ». Pour nous, le froid et le chaud apparaissent comme deux degrés éloignés sur l’échelle intensive d’une même qualité. Mais après l’abus encore bien récent des fluides de nom contraire, nous devons être indulgents; d’ailleurs Anaxagore n’avait pas inventé ces oppositions, il les trouvait dans les opinions du vulgaire, il les voyait systématiquement employées par les pythagoriens. Il s’en est donc servi à son tour; alors que l’antiquité n’a jamais su s’en débarrasser, on ne peut sérieusement l’en blâmer.

En second lieu, Anaxagore se représente les choses comme si les qualités ne pouvaient varier que par un déplacement mécanique des particules de la matière auxquelles il les a attachées. C’est dire qu’il ignore toute la physique et toute la chimie modernes, que même il n’a pas encore la notion complète de la qualité et qu’il n’établit pas une distinction parfaitement nette entre la qualité et la substance. Mais au moins il a fait le premier pas indispensable pour l’abstraction; le second ne sera pas difficile, car du moment où il s’agira d’étudier les phénomènes, si peu que ce soit, on laissera naturellement de côté les déplacements mécaniques qui ne peuvent être soumis à la théorie, et l’on s’attachera aux modifications dans l’échelle intensive des qualités, c’est-à-dire au point de vue dynamique.

Si donc entre la théorie de Kant et la conception d’Anaxagore il y a de graves différences, la dernière n’en est pas moins tout aussi avancée, tout aussi satisfaisante qu’on pouvait l’espérer pour une époque aussi reculée, et alors que la science de la nature était aussi imparfaite.

9. Les fragments du Clazoménien, dont on trouvera la traduction à la fin de ce chapitre et dont l’authenticité n’est sujette à aucun doute, sont en général assez clairs pour que je croie inutile de les discuter minutieusement pour justifier l’exposition de sa théorie, telle que je viens de la faire; il me suffira donc de présenter quelques remarques sur divers passages, qui me semblent avoir généralement été entendus d’une façon erronée, et auxquels mon exposition même peut permettre parfois de restituer leur véritable sens.