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de pénétrer dans la prison des sens, « est revêtue d’une lumière subtile ; elle est en liberté de parcourir les mondes, d’agir sur les éléments, de les ordonner et de les féconder selon ce qui lui semble expédient ». Ce passage de Maspéro (Hist. anc. etc., p. 39) n’est-il pas le véritable commentaire du mot d’Héraclite (fr. 62) : « Mort des dieux, vie des hommes ; mort des hommes, vie des dieux » ?

Certes, la croyance aux daimones, aux génies qui ont animé les héros pendant leur vie, est bien une antique croyance aryenne. M. Fustel de Coulange l’a assez mise en relief dans son beau livre de la Cité antique ; en tout cas, elle est très précise chez Hésiode. Mais il est également remarquable que cette croyance semble absolument oubliée dans les poèmes homériques, et, d’autre part, qu’on la retrouve accusée seulement chez les sages que la tradition met en rapport avec l’Égypte, Thalès et Pythagore, en même temps que chez Héraclite, incontestablement plus égyptien que l’un et l’autre. Ce fait ne concorde-t-il pas avec cette vérité hors de doute que les Égyptiens étaient les plus religieux (superstitieux) de tous les hommes, et que la croyance aux démons était chez eux poussée plus loin qu’elle ne l’a jamais été en Grèce ?

Si c’est par la respiration qu’Héraclite nous met en communication avec l’âme universelle, ne retrouve-t-on pas là « les souffles de vie que Râ distribue aux hommes » ? Le fragment 25 : « Les âmes flairent dans l’Hadès, » ne semble-t-il pas traduit du Livre des Morts ?

Arrêtons ici ces rapprochements, suffisants pour montrer que si un philosophe a subi l’influence égyptienne, c’est incontestablement Héraclite ; ils permettent en même temps de constater les limites de cette influence qui n’a pu altérer le caractère profondément grec du penseur. Esprit essentiellement religieux, mais d’une religion plus haute que celle du vulgaire, il a cherché la vérité cachée sous les symboles et sous les fables ; mais il ne l’a pas seulement cherchée en Grèce ; depuis longtemps, les Ioniens rapportaient des bords du Nil, comme un des fruits de leur commerce, des mythes moins défigurés que les leurs et qui s’offraient à eux comme infiniment plus anciens. Ces mythes ne pouvaient manquer d’attirer l’attention de l’Éphésien et ce fut là qu’il trouva la clef de l’énigme qu’il cherchait. Elle n’était point telle qu’il pût se sentir inspiré de l’ardeur et de la foi qui en eût fait l’apôtre d’une religion plus pure, le réformateur d’un culte entaché de singulières bizarreries. Mais il voulut au moins tenter