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passif ; c’est un intelligible ; c’est la loi toujours vraie, l’ordre universel des choses en tant qu’il est compris. Le « logos commun » est, au contraire, pris en sens actif ; c’est l’intelligence, en tant qu’elle saisit l’ordre universel. Cette double face des choses explique le double sens, et cela d’autant mieux que, dans la pensée monistique d’Héraclite, l’intelligible se distinguait moins de l’intelligent.

Mais il faut aller plus loin et reconnaître que dans cette même pensée, encore soumise à l’hylozoïsme naïf, ce logos intelligible et intelligent n’est pas concevable comme une pure abstraction ; il se présente au contraire avec des caractères parfaitement concrets, nettement matériels ; comme il apparaît à l’esprit sous la forme de raison, il apparaît aux sens sous la forme visible du feu, principe unique et toujours vivant de la nature. C’est là la vérité par laquelle toute chose a été faite, et que les hommes n’ont point comprise.

Héraclite conçoit d’ailleurs l’âme humaine sur le même type ; c’est aussi pour lui un fluide entretenu par des exhalaisons et communiquant avec le logos extérieur au moyen de la respiration et des sens (où des pores sont supposés) ; ce fluide est d’autant plus intelligent que sa nature est plus voisine de celle du feu, d’autant moins rationnel qu’il contient plus d’éléments humides. Ainsi le caractère d’intelligence attribué au feu répandu dans l’univers permet d’expliquer nos facultés intellectuelles au moyen d’une communication matérielle, et l’existence de la raison commune, aussi bien que la diversité des opinions particulières, se trouvent également en concordance avec la doctrine de l’Éphésien.

Mais, dans cette doctrine, deux points restent obscurs et incertains : le logos commun est-il conscient et personnel comme nos âmes ? celles-ci gardent-elles, après la mort, la conscience et la personnalité ?

Il s’agit là des deux problèmes les plus graves qu’agite la philosophie. La science les écarte également tous deux comme appartenant sans conteste au domaine de l’inconnaissable, et, à ce point de vue, il est intéressant de constater que le premier penseur grec chez lequel ils apparaissent comme posés dans toute leur plénitude, n’est pas, à proprement parler, un homme de science, mais, comme nous l’avons dit, un « théologue ». Cependant on ne peut nier que sa conception du logos divin et des âmes humaines ne se présente comme soumise aux vérifications de l’expérience,