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n’a qu’un caractère hypothétique sans valeur pour la justifier, et elle est même parvenue, de notre temps, à la mettre en doute pour l’espace concret ; l’imagination se fatigue et s’épuise vite à reculer les bornes du monde, et celle d’Anaximandre s’était arrêtée bien loin avant d’avoir seulement atteint la distance qui sépare notre globe de la lune. Là, c’est la science qui, par ses conquêtes successives, a brisé successivement « comme un sépulcre bas » les enceintes auxquelles se limitait la fantaisie antique ; qui, en démontrant l’énormité des distances astronomiques, a fait triompher, en tant qu’objectif, le concept de l’espace infini, encore nié au moyen âge, mais qui désormais ne rencontre plus que de rares et impuissants contradicteurs.

Pour faire ressortir la différence des deux concepts sous une autre forme et dans le langage ordinaire, le « bout du monde » est une locution vulgaire que son non-sens logique n’empêche pas d’employer comme monnaie courante ; la « fin des temps » et le « commencement des siècles » ne sont que des formules religieuses ou bien c’est un naïf aveu d’ignorance.

9. Le terme d’ἄπειρον, chez Anaximandre, ne se rapporte pas, en tout cas, à sa matière primordiale en tant qu’elle est éternelle ; est-ce une simple expression homérique pour désigner l’immensité d’une étendue conçue comme finie ? Non, le Milésien lui attachait un sens précis, puisqu’il s’en servait dans un raisonnement et prétendait indiquer une condition essentielle pour que la production des choses ne se trouvât pas en défaut (6).

Aristote, ce qui garantit d’ailleurs l’authenticité de cette donnée, montre facilement que la raison mise en avant ne peut en aucune façon servir à établir l’infinitude de la matière. Mais pour Anaximandre, il ne s’agissait d’établir rien de semblable.

Pour que la production des choses ne se trouve pas en défaut, au sens du Milésien, c’est-à-dire pour que se forment tous les différents corps qu’il distingue, la terre, l’eau et le feu, ce qu’il faut, c’est que la matière homogène, au commencement de la formation d’un monde, soit susceptible de les fournir, qu’elle les contienne tous indistinctement.

Or le terme qu’il emploie, dans le langage de la philosophie ancienne, à côté du sens d’« infini », en a un autre, celui d’« indéterminé ». Maintenu par les Pythagoriens, et subissant d’ailleurs diverses transformations, il reparaît dans la dyade indéterminée