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nacité vraiment héréditaires, elle a travaillé, toute sa vie, malgré les plus grandes difficultés, à la formation de sa bibliothèque. Mlle  Gonin était encore enfant, qu’elle adorait déjà la lecture. Mon cher oncle, le général Delmas de Grammont, s’amusait à dire que j’étais né avec un gros volume à la main. La fille du vigneron modèle — (je suis fier de constater entre elle et moi cette ressemblance) — raffolait, dés le berceau, de ces livres qui jusqu’à notre dernier jour nous procureront les fêtes les plus douces. Elle m’a raconté que, toute petite, en Bourgogne, quand elle allait des champs au village et du village aux champs, elle lisait toujours en marchant, même embarrassée, comme la Perrette du bon La Fontaine, d’un fragile pot-au-lait. Tant il est vrai qu’un livre n’est jamais gênant pour celui qui a la vocation du bibliophile ! Et, à ce propos, qu’il me soit permis d’évoquer ici le souvenir d’une aventure personnelle qui me paraît caractéristique ! Il y a bien près de quarante ans, étant à Marmande, je vis chez M. de Saint-Géry un exemplaire des Fœdera de Rymer. (C’était l’édition de La Haye, 1734-1745.) Ma curiosité s’alluma et devint aussitôt un feu dévorant. Je demandai la permission d’emporter, sinon le trésor tout entier, du moins les deux premiers volumes, ce qui me fut gracieusement accordé. « Mais, ajouta le propriétaire, avez-vous une voiture à votre disposition ? » — Je souris d’un air vainqueur, je pris chacun des énormes in-folios sous mon bras, et, joyeux, je franchis, sans presque m’en apercevoir, les dix kilomètres qui séparent en droite ligne Marmande de Gontaud. Il me semblait en mon ivresse, que les deux volumes ne pesaient pas une once et je leur appliquais le mot de l’Écriture sur la légèreté du fardeau que l’on porte avec amour.

Revenons à Mlle  Gonin. Elle commença par acheter ces pauvres vieux livres qui, dans sa province natale, les jours de foire et de marché, étaient exposés en plein vent sur une table improvisée à l’aide de trois planches jetées sur deux tréteaux, ou sur le sol même de la place publique. Ils ne coûtaient par cher, ces malheureux bouquins, qui parfois avaient eu fort à souffrir de toutes les intempéries des saisons, tantôt gâtés par la pluie, tantôt brûlés par le soleil, les uns souillés par la poussière, les autres ayant subi les outrages de la boue. Pour quelques sous, Mlle  Gonin achetait ces invalides de la librairie. Comme la plus tendre sœur de charité, elle pansait leurs blessures, elle guérissait leurs maux, elle leur rendait, pour ainsi parler, une jeunesse nouvelle. Peu à peu sa petite collection s’augmenta. Chaque jour amenait une trouvaille. Et quelle n’est pas la