Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 9, 1904.djvu/80

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
74
LE RÉGIME MODERNE


forme d’un colonel autrichien, la casquette du commissaire prussien et le manteau du commissaire russe, il ne se croit jamais assez déguisé. Dans l’auberge de la Calade, « il tressaille et change de couleur au moindre bruit » ; les commissaires, qui montent plusieurs fois dans sa chambre, « le trouvent toujours en larmes ». « Il les fatigue de ses inquiétudes et de ses irrésolutions », dit que le gouvernement français veut le faire assassiner en route, refuse de manger à table par crainte de poison, songe à s’échapper par la fenêtre. Cependant il s’épanche et bavarde à l’infini, sur son passé, sur son caractère, sans retenue, sans décence, trivialement, en cynique et en détraqué ; ses idées se sont débandées et se poussent les unes les autres, par attroupements, comme une populace anarchique et tumultuaire ; il ne redevient leur maître qu’au terme du voyage, à Fréjus, lorsqu’il se sent en sûreté et à l’abri des voies de fait : alors seulement elles rentrent dans leurs cadres anciens, pour y manœuvrer en bon ordre sous le commandement de la

    et la tentative qu’il avait faite à Fontainebleau pour s’empoisonner avaient déjà dérangé en lui l’équilibre ordinaire. Arrivé à l’île d’Elbe, il dit au commissaire autrichien Koller : « Quant à vous, mon cher général, je me suis montré cul nu. » — Cf., dans Mme de Rémusat, I, 108, une de ses confidences à Talleyrand : il y marque avec crudité la distance qui, chez lui, sépare l’instinct naturel du courage voulu. — Ici et ailleurs, on démêle en lui un coin d’acteur ou même de bouffon italien ; M. de Pradt l’appelait « Jupiter Scapin ». Lire ses réflexions devant M. de Pradt, à son retour de Russie : on dirait d’un comédien qui, ayant mal joué et fait fiasco sur la scène, rentre dans la coulisse, juge son rôle et mesure les impressions du public (abbé de Pradt, 219).