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NAPOLÉON BONAPARTE


« gnait le lit de ses larmes. » — Évidemment, dans un organisme pareil, si puissant que soit le régulateur superposé, l’équilibre court risque de se rompre. Il le sait, car il sait tout de lui-même ; il se défie de sa sensibilité nerveuse comme d’un cheval ombrageux ; dans les moments critiques, à la Bérézina, il repousse les nouvelles tristes dont elle pourrait s’alarmer, et il répète[1] à l’informateur qui insiste : « Pourquoi donc, monsieur, voulez-vous m’ôter mon calme ? » — Néanmoins, malgré ses précautions, deux fois, quand le péril s’est trouvé laid et d’espèce nouvelle, il a été pris au dépourvu ; lui, si lucide et si ferme sous les boulets, le plus audacieux des héros militaires et le plus téméraire des aventuriers politiques, deux fois, sous l’orage parlementaire ou populaire, il s’est manqué à lui-même. — Le 18 Brumaire, dans le Corps Législatif, « aux cris de hors la loi, il a pâli, tremblé, il a paru perdre absolument la tête ; il a fallu l’entraîner hors de la salle ; même on a cru un instant qu’il allait se trouver mal[2] ». — Après l’abdication de Fontainebleau, devant les imprécations et les fureurs qui l’accueillent en Provence, pendant quelques jours son être moral semble dissous ; les instincts animaux remontent à la surface : il a peur, et ne songe pas à s’en cacher[3]. Ayant emprunté l’uni-

  1. Ségur, V, 348.
  2. Yung, II, 329, 431 (Récit de Lucien, et rapport à Louis XVIII).
  3. Nouvelle Relation de l’itinéraire de Napoléon, de Fontainebleau à l’île d’Elbe, par le comte de Waldburg-Truchsess, commissaire nommé par le roi de Prusse (1815), 22, 24, 25, 26, 30, 32, 34, 37. — Probablement les scènes violentes de l’abdication