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LE RÉGIME MODERNE


le pape, les cardinaux, les ambassadeurs, avec Talleyrand, avec Beugnot, avec le premier venu[1], quand il a besoin de faire un exemple et de tenir « son monde en haleine ». — Dans le peuple et dans l’armée, on le suppose impassible ; mais, hors des batailles où il s’est fait un masque de bronze, hors des représentations officielles où il s’impose la dignité obligatoire, presque toujours chez lui l’impression se confond avec l’expression, le dedans déborde dans le dehors, son geste lui échappe et part comme un coup. À Saint-Cloud, surpris par Joséphine en flagrant délit de galanterie, il s’élance sur la malencontreuse interruptrice, de telle façon[2] « qu’elle a juste le temps de s’enfuir », et, le soir encore, pour la mater définitivement, il reste furieux, « il l’outrage de toutes les manières et casse les meubles qui se trouvent sous

  1. Varnhagen d’Ense, Ausgewählte Schriften, III, 77 (audience publique du 22 juillet 1810). Napoléon parle d’abord à l’ambassadeur d’Autriche et à l’ambassadeur de Russie d’un air contraint, en s’imposant la politesse obligatoire ; mais il n’y peut tenir. « Rencontrant je ne sais quel personnage inconnu, il l’interrogea, le réprimanda, le menaça et le tint, pendant un temps assez long, dans un état de douloureux anéantissement. Les assistants les plus proches, qui ne voyaient pas cette sortie sans quelque angoisse personnelle, assurèrent ensuite que rien ne motivait une telle furie, que l’Empereur n’avait cherché qu’une occasion pour donner cours à sa mauvaise humeur, qu’il faisait cela de parti pris, sur un pauvre diable, pour inspirer de l’épouvante aux autres et pour abattre d’avance toute velléité d’opposition. » — Cf. Beugnot, Mémoires, I. 380, 386, 387. — Ce mélange d’emportement et de calcul explique aussi sa conduite à Sainte-Hélène avec Hudson Lowe, ses diatribes effrénées et les insultes qu’il lance au gouverneur, comme des soufflets en plein visage (W. Forsyth, History of the captivity of Napoleon at Saint-Helena, from the letters and journals of sir Hudson Lowe, III, 306).
  2. Mme de Rémusat, II, 46.