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LE RÉGIME MODERNE


rait aux affaires ; l’âme passionnée ne se révèle que par la brièveté, la force et la rudesse impérieuse de l’accent. Pour ses armées et le commun des hommes, il a ses proclamations et ses bulletins, c’est-à-dire des phrases à effet et de l’emphase voulue, avec un exposé de faits simplifiés, arrangés et falsifiés à dessein[1], bref un vin fumeux, excellent pour échauffer l’enthousiasme, et un narcotique excellent pour entretenir la crédulité[2], sorte de mixture populaire qu’il débite juste au moment opportun, et dont il proportionne si bien les ingrédients que le gros public, auquel il la sert, a du plaisir à boire et ne peut manquer d’être ivre après avoir bu. — En toute circonstance, son style, fabriqué ou spontané, manifeste sa merveilleuse connaissance des masses et des individus ; sauf dans deux ou trois cas, sauf en un domaine élevé, écarté, et qui lui est demeuré inconnu, il a toujours touché juste, à propos, à l’endroit accessible, avec le levier approprié, avec la poussée, la pesée, le degré d’insistance ou de brusquerie qui devait être le plus efficace. C’est que, par une série de notations courtes, précises et quotidiennement rectifiées, il s’était tracé une sorte de tableau psychologique où étaient

  1. Bourrienne, II, 281, 342 : « J’éprouvais un sentiment pénible en écrivant, sous sa dictée, des paroles officielles dont chacune était une imposture. Sa réponse était toujours : « Mon cher, vous êtes un nigaud, vous n’y entendez rien. » — Mme de Rémusat, II, 205, 207.
  2. Lire notamment les bulletins de la campagne de 1807, si blessants pour la reine et le roi de Prusse, mais, par cela même, si bien calculés pour provoquer chez les soldats le gros rire goguenard et méprisant.