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LE RÉGIME MODERNE


jouant de l’homme avec une dextérité et une brutalité incomparables, le même dans le choix des moyens et dans le choix du but, artiste supérieur et inépuisable en prestiges, en séductions, en corruptions, en intimidations, admirable et encore plus effrayant, comme un superbe fauve subitement lâché dans un troupeau apprivoisé qui rumine. Le mot n’est pas trop fort, et il a été dit par un témoin oculaire, par un ami, par un diplomate compétent, presque à cette date[1] : « Vous savez que, tout en l’aimant beaucoup, ce cher général, je l’appelle tout bas le petit tigre, pour bien caractériser sa taille, sa ténacité, son courage, la rapidité de ses mouvements, ses élans et tout ce qu’il y a en lui qu’on peut prendre en bonne part en ce sens-là. »

À cette même date, avant l’adulation officielle et l’adoption d’un type convenu, on le voit face à face dans deux portraits d’après nature : l’un physique, dessiné par Guérin, un peintre sincère ; l’autre moral, tracé par une femme supérieure, qui, à toute la culture européenne, joint le tact et la perspicacité mondaine, Mme de Staël. Les deux portraits sont si parfaitement d’accord que chacun d’eux semble l’interprétation et l’achèvement de l’autre. « Je le vis pour la première

  1. Comte d’Haussonville, l’Église romaine et le Premier Empire, I, 405. (Paroles de M. Cacault, signataire du traité de Tolentino et secrétaire de la légation de France à Rome, au début des négociations pour le Concordat.) M. Cacault dit qu’il emploie ce mot « depuis les scènes de Tolentino et de Livourne, et les effrois de Manfredini, et Mattei menacé, et tant d’autres vivacités ».