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LE RÉGIME MODERNE


encore, par le monopole légal qu’il s’attribue ou par la concurrence accablante qu’il exerce, il tue ces corps naturels, ou il les paralyse, ou il les empêche de naître ; et voilà autant d’organes précieux qui, résorbés, atrophiés, ou avortés, manquent désormais au corps total. — Bien pis encore, si ce régime dure et continue à les écraser, la communauté humaine perd la faculté de les reproduire : extirpés à fond, ils ne repoussent plus ; leur germe lui-même a péri. Les individus ne savent plus s’associer entre eux, coopérer de leur propre mouvement, par leur seule initiative, sans contrainte extérieure et supérieure, avec ensemble et longtemps, en vue d’un but défini, selon des formes régulières, sous des chefs librement choisis, franchement acceptés et fidèlement suivis. Confiance mutuelle, respect de la loi, loyauté, subordination volontaire, prévoyance, modération, patience, persévérance, bon sens pratique, toutes les dispositions de cœur et d’esprit sans lesquelles aucune association n’est efficace ou même viable, se sont amorties en eux, faute d’exercice. Désormais la collaboration spontanée, pacifique et fructueuse, telle qu’on la rencontre chez les peuples sains, est hors de leur portée ; ils sont atteints d’incapacité sociale, et, par suite, d’incapacité politique. — De fait, ils ne choisissent plus leur constitution, ni leurs gouvernants : ils les subissent, bon gré, mal gré, tels que l’accident ou l’usurpation les leur donne ; chez eux, la puissance publique appartient au parti, à la faction, à l’individu assez osé, assez violent pour la prendre et la garder de force, pour l’exploi-