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LE RÉGIME MODERNE


« ce qu’elle a une fois saisi. » Toute indépendance, même éventuelle et simplement possible, l’offusque : la supériorité intellectuelle ou morale en serait une, et peu à peu il l’écarte[1] ; vers la fin, il ne tolère plus autour de lui que des âmes conquises et captives ; ses premiers serviteurs sont des machines ou des fanatiques, un adorateur dévot comme Maret, un gendarme à tout faire comme Savary[2]. Dès le commencement, il a réduit ses ministres à l’état de commis ; car il administre

  1. Mes souvenirs sur Napoléon, 226, par le comte Chaptal. Pendant le Consulat, « son opinion n’étant pas encore formée sur la plupart des sujets, il souffrait la discussion, et il était possible alors de l’éclairer et de faire prévaloir souvent l’opinion qu’on émettait en sa présence. Mais, du moment qu’il a eu des idées, vraies ou fausses, sur tous les objets d’administration, il n’a plus consulté personne ;… il se moquait avec aigreur de tous ceux qui émettaient une opinion différente de la sienne, il cherchait à les tourner en ridicule, et disait souvent, en se frappant la tête, que ce bon instrument lui était plus utile que les conseils des hommes qui passaient pour avoir de l’instruction et de l’expérience… Pendant quatre ans, il chercha à s’entourer des hommes les plus forts en chaque partie. Ensuite, le choix de ses agents commença à lui paraître indifférent… Se croyant assez fort pour gouverner et administrer par lui-même, il écartait même avec soin tous ceux dont le talent ou le caractère l’importunait. Il lui fallait des valets, non des conseillers… Les ministres n’étaient plus que des chefs de bureau ; le Conseil d’État ne servait plus qu’à donner la forme à des décrets émanés de lui ; il administrait jusque dans les plus petits détails. Tout ce qui l’entourait était timide et passif : on écoutait la volonté de l’oracle et on l’exécutait sans réflexion… S’étant isolé du reste des hommes, ayant concentré dans ses mains tous les pouvoirs et toute l’action, bien convaincu que les lumières et l’expérience d’autrui ne pouvaient plus lui être d’aucun secours, il pensait qu’il n’avait plus besoin que de bras. »
  2. Souvenirs inédits du chancelier Pasquier, II, 49. (Excellents portraits des principaux agents. Cambacérès, Talleyrand, Maret,