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LA RÉVOLUTION


paysan refuse de porter ses denrées au marché, et l’armée révolutionnaire n’est pas là partout pour les lui enlever de force. Il laisse sa récolte en gerbes le plus longtemps qu’il peut, et se plaint de ne pas trouver de batteurs en grange. Au besoin, il enfouit ses grains, ou il en nourrit son bétail. Souvent il les troque contre du bois, contre un quartier de porc, contre une journée de travail. La nuit, il fait six lieues pour les voiturer dans le district voisin, où le maximum local est fixé plus haut. Autour de lui, il sait quels particuliers ont encore des écus sonnants, et sous main il les approvisionne. Surtout il dissimule son abondance, et, comme autrefois, il fait le misérable. Il s’entend avec les autorités du village, avec le maire ou l’agent national, aussi intéressés que lui à éluder la loi ; il graisse la patte à qui de droit. Finalement, il se laisse poursuivre et saisir, il va en prison, il lasse par son obstination l’insistance administrative. C’est pourquoi, de semaine en semaine, il arrive moins de farine, de blé, de bétail sur le marché, et la viande chez le boucher, le pain chez le boulanger, deviennent plus rares. — Ayant ainsi paralysé les petits organes de l’offre et de la vente, les Jacobins n’ont plus qu’à paralyser le travail lui-même, les mains habiles, les bras agissants et forts. Pour cela, il suffit de remplacer les libres ateliers privés par l’atelier national obligatoire, le travail à la tâche par le travail à la journée, l’attention énergique de l’ouvrier qui s’embauche à conditions débattues et s’applique pour gagner davantage, par la mollesse inattentive de l’ouvrier raccolé de force,