Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 7, 1904.pdf/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
303
LES GOUVERNANTS

Le premier, raide, engoncé dans sa haute cravate, portant sa tête « comme un Saint-Sacrement », plus didactique et plus absolu que Robespierre lui-même, vient du haut de la tribune prescrire aux Français l’égalité, la probité, la frugalité, les mœurs de Sparte, une chaumière avec les voluptés de la vertu[1] ; cela sied bien au chevalier de Saint-Just, jadis aspirant à une place de garde du corps chez le comte d’Artois, voleur domestique de couverts d’argent qu’il est allé vendre et manger à Paris dans une rue de prostituées, détenu six mois sur la plainte de sa propre mère[2], auteur d’un poème lubrique qu’il est parvenu à rendre immonde en tâchant de le faire léger. — À la vérité, maintenant il est solennel, il ne rit plus, il tue, mais par quels arguments et de quel style[3] ! Laubardemont jeune, les délateurs et accusateurs à gages de la Rome impériale ont moins déshonoré l’intelligence humaine ; car l’homme de Tibère ou de Richelieu raisonnait encore, enchaînait plus ou moins adroitement des raisons plausibles. Nul enchaînement chez Saint-Just ; aucune suite ni progrès dans sa rhapsodie ; comme un instrument démesurément tendu

  1. Buchez et Roux, XXXI, 346 (Rapport du 13 mars 1794). — XXXII, 314 (Rapport du 13 avril).
  2. La Révolution, VI, 194.
  3. Parfois une phrase suffit pour donner la mesure d’un esprit et d’un caractère. Celle-ci, de Saint-Just, a ce mérite (à propos de Louis XVI qui, pour ne pas se défendre, avait quitté les Tuileries et s’était réfugié dans l’Assemblée, le 10 août) : « Il se rendit au milieu de vous, il s’y fit jour par la force… Il se rendit dans le sein de la législature ; ses soldats en violèrent l’asile ; il se fit jour, pour ainsi dire, à coups d’épée dam les entrailles de la patrie, pour s’y cacher. »