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LES GOUVERNANTS


lière, comme on l’interrogeait sur le but véritable, sur la pensée intime du Comité de Salut public : « Nous n’avions qu’un sentiment[1], mon cher monsieur, celui de notre conservation, qu’un désir, celui de conserver notre existence, que chacun de nous croyait menacée. On faisait guillotiner son voisin pour que le voisin ne vous fît pas guillotiner vous-même[2]. » — Même appréhension dans les âmes fermes, quoiqu’elles aient, avec la crainte, des motifs moins bas que la crainte. « Que de fois, dit Carnot[3], nous entreprenions une œuvre de longue haleine, avec la persuasion qu’il ne nous serait pas permis de l’achever ! » — « Incertains, dit Prieur[4], si l’heure qui allait sonner ne nous verrait pas devant le Tribunal révolutionnaire, pour marcher de là à l’échafaud, sans peut-être avoir le temps de dire adieu à nos familles,… nous poursuivions notre tâche journalière, pour ne pas laisser la machine en souffrance, comme si nous avions eu toute une vie devant nous, lorsqu’il était vraisemblable que nous ne verrions pas luire le soleil du lendemain. » Impossible de compter sur sa vie et sur la vie de personne pour vingt-quatre heures ; si la main de fer qui les tient à la gorge serre un peu plus avant,

  1. Mémoires d’un bourgeois de Paris, par Véron, II, 14 (7 juillet 1815).
  2. Cf. Thibaudeau, Mémoires, I, 46. « Alors il semblait que, pour échapper à la prison ou à l’échafaud, il n’y avait plus d’autre moyen que d’y conduire les autres. »
  3. Carnot, Mémoires, I, 508.
  4. Ib., I, 527 (Paroles du Prieur de la Côte-d’Or).