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LA RÉVOLUTION


chaise[1], et les exhalaisons du cabaret montent avec celles du charnier. Une torpeur pesante et morne envahit par degrés les cerveaux offusqués, et les dernières lueurs de raison s’y éteignent une à une, comme les lampions fumeux qui brûlent alentour sur les poitrines déjà froides des morts. À travers la physionomie qui s’abêtit, on voit, au dessous du bourreau et du cannibale, apparaître l’idiot. C’est l’idiot révolutionnaire, en qui toutes les idées ont sombré, sauf deux, rudimentaires, machinales et fixes, l’une qui est l’idée du meurtre, l’autre qui est l’idée du salut public. Solitaires dans sa tête vide, elles se rejoignent par une attraction irrésistible, et l’on devine l’effet qui va jaillir de leur rencontre. « Y a-t-il encore de la besogne ? » disait un tueur dans la cour déserte. — S’il n’y en a plus, répondent deux femmes à la porte, il faudra bien en faire[2]. » Et naturellement on en fait.

Puisqu’il s’agit de nettoyer les prisons, autant vaut les nettoyer toutes, et tout de suite. Après les Suisses, après les prêtres, après les aristocrates et les « messieurs de la peau fine », il reste les condamnés et les reclus de la justice ordinaire, les voleurs, assassins et galériens de la Conciergerie, du Châtelet et de la tour Saint-Bernard, les femmes marquées, les vagabonds, les vieux mendiants et les jeunes détenus de Bicêtre et de la Salpêtrière. Tout cela n’est bon à rien, coûte à nourrir[3], et probablement a de mauvais projets. Par exemple, à la Salpêtrière, la

  1. Jourdan, 219.
  2. Méhée, 179.
  3. Mortimer-Ternaux, III, 558. La même idée se retrouve chez les fédérés et Parisiens composant la compagnie de l’Égalité, qui ont ramené les prisonniers d’Orléans et les ont massacrés à Ver-