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LA RÉVOLUTION


cœur ; je n’exercerai que le moins possible, et seulement pour empêcher mes malades de s’estropier eux-mêmes ; j’aurais trop peur de les tuer en les opérant, et je rentrerai au logis sitôt qu’ils voudront bien nommer quelqu’un à ma place[1]. — Pour le choix de cet autre, je serai bien aise d’avoir mon vote, comme tout le monde, et, entre les candidats, je désignerai, au mieux de mes lumières, celui qui me paraîtra le plus consciencieux et le plus habile. Mais une fois nommé et installé, je n’entreprendrai point de le régenter ; il est chez lui dans son cabinet ; je n’ai pas le droit d’y aller incessamment pour le mettre sur la sellette, comme un enfant ou un suspect. Il ne m’appartient pas de lui prescrire ses prescriptions : probablement, il en sait plus que moi ; en tout cas, pour qu’il ait la main sûre, il ne faut pas qu’il soit menacé, et, pour qu’il ait la tête libre, il ne faut pas qu’il soit dérangé. Moi non plus, il ne faut pas qu’on me dérange : j’ai mon bureau et mes écritures, ou ma boutique et mes à chalands. À chacun son emploi, et chacun à sa besogne : qui veut faire celle d’autrui avec la sienne gâte la sienne et celle d’autrui. — Ainsi pensent, vers le commencement de 1790, la plupart des esprits sains, tous ceux dont la cervelle n’a pas été brouillée par la manie ambitieuse et raisonnante ; d’autant plus qu’ils ont six mois de pratique et savent maintenant à quels dangers, à quels mécomptes, à quels dégoûts l’on s’expose lorsqu’on entreprend de conduire un peuple surexcité et affamé. —

  1. Cf, à ce sujet, les aveux de l’honnête Bailly (Mémoires, passim).