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LA PREMIÈRE ÉTAPE DE LA CONQUÊTE


Moore[1] voit avec étonnement la foule insouciante qui remplit les Champs-Élysées, les divertissements, l’air de fête, le nombre infini des petites boutiques où l’on vend des rafraîchissements avec accompagnement de chansons et de musique, la quantité de pantomimes et de marionnettes. « Ces gens-là sont-ils aussi heureux qu’ils le paraissent ? » demande-t-il à un Français qui était avec

    venirs d’un sexagénaire, I, 342. (Témoin oculaire, le 10 août) : « Le massacre ne s’étendit guère hors du Carrousel et ne franchit pas la Seine. Partout ailleurs, je trouvai la population aussi tranquille que si rien ne s’était passé. Dans l’intérieur de la ville, le peuple montrait à peine quelque étonnement ; on dansait dans les guinguettes. Au Marais, où je demeurais alors, on n’en était qu’à soupçonner le fait, comme à Saint-Germain on disait qu’il y avait quelque chose à Paris, et l’on attendait impatiemment que le journal du soir dit ce que c’était ».

  1. Moore, I, 122. — Même spectacle dans les autres crises de la Révolution. Le 6 octobre 1789 (Sainte-Beuve, Causeries du lundi, XII, 461), Sénac de Meilhan, dans une soirée, entend les conversations suivantes : « Avez-vous vu passer le roi ? disait l’un. — Non, j’étais à la comédie. — Molé a-t-il joué ? — Pour moi, j’ai été obligé de rester aux Tuileries, il n’y a pas eu moyen de sortir avant neuf heures. — Vous avez donc vu passer le roi ? — Je n’ai pas bien distingué, il faisait nuit. » — Un autre : « Il faut qu’il ait mis plus de six heures à venir de Versailles. » — D’autres ajoutaient froidement quelques circonstances. — Ensuite : « Jouez-vous au whist ? — Je jouerai après souper, on va servir. » Quelques chuchotages, un air de tristesse passagère. On entendit du canon. « Le roi sort de l’Hôtel de Ville, ils doivent être bien las. » On soupe ; propos interrompus ; on joue au trente-et-quarante, et, tout en se promenant, en attendant le coup et surveillant sa carte, on dit quelques mots : « Comme c’est affreux ! » et quelques-uns causent à voix basse, brièvement. Deux heures sonnent, chacun défile et va se coucher. — De telles gens vous semblent bien insensibles. Eh bien, il n’en est pas un qui ne se fût fait tuer aux pieds du roi. » — Le jeudi 23 juin 1791, à la nouvelle de l’arrestation du roi à Varennes, « les promenades du bois de Boulogne, des Champs-Élysées étaient remplies de monde qui partait d’un ton de fri-