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LA RÉVOLUTION


figurer tout appliqué et en exercice. Pour cela, d’après ses souvenirs propres et d’après tous les renseignements qu’il peut rassembler, il imagine tel village, tel bourg, telle ville moyenne, au nord, au sud, au centre du pays pour lequel il fait des lois. Puis, du mieux qu’il peut, il se figure les habitants en train d’agir d’après le principe, c’est-à-dire votant, montant leur garde, percevant leurs impôts et gérant leurs affaires. De ces dix ou douze groupes qu’il a pratiqués et qu’il prend pour spécimens, il conclut par analogie aux autres et à tout le territoire. Évidemment, l’opération est difficile et chanceuse : pour être à peu près exacte, elle requiert un rare talent d’observation et, à chacun de ses pas, un tact exquis : car il s’agit de calculer juste avec des quantités imparfaitement perçues et imparfaitement notées[1]. Lorsqu’un politique y parvient, c’est par une divination délicate qui est le fruit de l’expérience consommée jointe au génie. Encore n’avance-t-il que bride en main dans son innovation ou dans sa réforme ; presque toujours, il essaye ; il n’applique sa loi que par portions, graduellement, provisoirement ; il en veut constater l’effet ; il est toujours prêt à corriger, suspendre, atténuer son œuvre, d’après le bon ou le mauvais succès de l’épreuve, et l’état de la matière humaine

  1. Avant de décider une mesure, Fox s’informait au préalable de ce qu’en pensait M. H…, député des plus médiocres et même des plus bornés. Comme on s’en étonnait, il répondit que M. H… était, à ses yeux, le type le plus exact des facultés et des préjugés d’un country-gentleman et qu’il se servait de lui comme d’un thermomètre. — De même Napoléon disait qu’avant de faire une loi considérable, il imaginait l’impression qu’elle produirait sur un gros paysan.