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LA RÉVOLUTION


trecuidance vont prendre des proportions monstrueuses, et, au bout de quelques mois, les cerveaux ardents y deviendront des cerveaux brûlés.

Suivons l’effet de cette température excessive et malsaine sur les imaginations et les ambitions ; La vieille bâtisse est à bas ; la nouvelle n’est pas assise ; il s’agit de refaire la société de fond en comble ; tous les hommes de bonne volonté sont appelés à l’œuvre, et comme, pour tracer le plan, il suffit d’appliquer un principe simple, le premier venu peut en venir à bout. Dès lors, aux assemblées de section, aux clubs, dans les gazettes, dans les brochures, dans toute cervelle aventureuse et précipitée, le rêve politique fourmille. « Pas un commis marchand formé par la lecture de l’Héloïse[1], point de maître d’école ayant traduit dix pages de Tite Live, point d’artiste ayant feuilleté Rollin, point de bel esprit devenu publiciste en apprenant par cœur les logogriphes du Contrat social, qui ne fasse une Constitution… Comme rien n’offre moins d’obstacles que de perfectionner l’imaginaire, tous les esprits remuants se répandent et s’agitent dans ce monde idéal. On commence par la curiosité, on finit par l’enthousiasme. Le vulgaire court à cet essai, comme l’avare à une opération de magie qui lui promet des trésors, et, dans cette fascination puérile, chacun espère rencontrer à la fois ce qu’on n’a jamais vu, même sous les plus libres gouvernements, la perfection immuable, la fraternité universelle, la puissance d’acquérir tout ce qui nous

  1. Mallet du Pan, Mémoires, II, 241.